Nous étudions ici les déterminants de l’acceptabilité de trois politiques environnementales en France : l’augmentation des taxes sur les combustibles fossiles comme le pétrole, le gaz et le charbon, les subventions publiques aux énergies renouvelables comme l’énergie solaire ou éolienne et l’interdiction de la vente des produits ménagers les moins performants sur le plan énergétique.
Cette analyse est rendue possible grâce au module Attitudes to Climate Change and Energy de la vague 8 déployée par l’European Social Survey en 2016. Nous analysons les ressemblances de ces déterminants avec les caractéristiques spécifiques aux soutiens des Gilets jaunes. Nous montrons d’abord que les Français s’opposent plus à une taxe sur les carburants que leurs voisins européens. Ensuite, nous étudions les effets des caractéristiques socio-démographiques sur l’acceptabilité de ces politiques. Enfin, nous observons qu’un sentiment de forte responsabilité personnelle envers le changement climatique est corrélé avec un plus fort soutien envers les politiques environnementales. Au contraire, le manque de confiance envers autrui, l’une des principales caractéristiques subjectives des Gilets jaunes et de leurs soutiens, affecte seulement l’acceptabilité de la politique fiscale.
Corin Blanc, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Publié le 08 décembre 2022
1. Introduction
En 2018, le mouvement des Gilets jaunes a démontré avec une certaine violence l’opposition radicale à la hausse des prix des combustibles fossiles de la part d’une partie des Français. La politique fiscale a pourtant été présentée comme une réponse efficace pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre et juste si un système de redistribution la soutenait (Guesnerie 2010; Schubert 2009). De nombreuses études ont ensuite tenté d’expliquer pourquoi cette opposition fut si intense (Douenne et Fabre 2022) et quels étaient les individus les plus représentés par ce mouvement (Algan et al. 2019). Mais les déterminants de cette opposition étaient-ils déjà présents plusieurs années avant le mouvement contestataire ? Ces personnes étaient-elles uniquement opposées à une taxe carbone ou aussi à l’ensemble des politiques environnementales ? Et cette opposition était-elle spécifiquement française ou bien également partagée par les autres pays européens ? En utilisant des données d’enquête datant de 2016, nous essayons de mettre en évidence les clivages pré-existants à la crise des Gilets jaunes et qui deviendront ensuite les déterminants du soutien à ce mouvement.
2. Quelles différences de soutien en Europe ?
Les politiques publiques ayant pour objectif la protection de l’environnement et la réduction de l’empreinte écologique de l’activité humaine sont loin d’être perçues et encouragées de manière unique en Europe. L’histoire politique et sociale des pays ainsi que leur situation économique et environnementale sont à l’origine d’importantes différences en matière d’acceptabilité des politiques par les citoyens. L’augmentation des taxes sur les combustibles fossiles ainsi que les subventions publiques des énergies renouvelables ou encore l’interdiction de la vente des appareils ménagers les moins économes en énergie n’échappent pas à cette logique.
En Europe, il apparaît clairement que les subventions publiques des énergies renouvelables sont largement plus soutenues que les autres politiques environnementales. Ce sont dans les pays du Nord de l’Europe, comme la Suède et la Norvège, mais aussi en Allemagne ou en Hongrie, que les populations sont les plus favorables à cette politique. En revanche, les pays d’Europe de l’Ouest tels que la Belgique, la France, l’Italie et la Grande-Bretagne sont en dessous de la moyenne européenne. Il faut toutefois noter que près de 80% des répondants sont favorables aux subventions publiques ciblant les énergies renouvelables.
Si la France est l’un des pays les plus en faveur d’une politique d’interdiction de vente des appareils les moins efficients en termes d’énergie, avec l’Allemagne, l’Italie et la Belgique, c’est aussi là où le soutien pour une politique fiscale est le plus faible d’Europe. Moins de 25% des répondants sont favorables à cette politique alors que la moyenne européenne est d’une personne sur trois. Si la méconnaissance du fonctionnement de ce type de politique économique explique en partie l’opposition à laquelle elle fait face, c’est surtout son apparence régressive et la méfiance populaire envers la classe politique en France qui entraînent sa faible acceptabilité (Chiroleu-Assouline 2022).
Toutefois le soutien de ces politiques environnementales n’est pas homogène au sein de la population française. La littérature a déjà démontré ces dernières années que les Gilets jaunes de 2018 étaient majoritairement issus des ménages populaires, avec des revenus souvent inférieurs au niveau médian en France, votant pour les partis d’extrême droite ou d’extrême gauche et habitant dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Est (Algan et al. 2019). Nous retrouvons ces conclusions parmi les opposants à l’augmentation des taxes sur les combustibles fossiles en 2016. Mais cela n’est pas entièrement vrai pour les deux autres types de politique environnementale.
3. Les déterminants de l’opposition aux politiques environnementales en France
3.1. L’orientation politique
L’opposition rencontrée par les trois politiques environnementales étudiées1 n’est pas entièrement due aux mêmes groupes. L’orientation politique semble avoir un effet similaire sur le soutien à une politique de subvention publique aux énergies renouvelables qu’à une politique fiscale touchant les combustibles fossiles. Le vote pour un parti d’extrême droite aux dernières élections est significativement corrélé avec un soutien plus faible aux deux politiques. Au contraire, se situer au centre ou proche d’un parti modéré à droite ou à gauche sur le spectre politique implique un soutien plus prononcé. Cependant, cet argument ne tient pas pour l’interdiction des appareils inefficients au vu de nos résultats : la part des opposants est relativement identique quelque soit l’appartenance politique.
3.2. Le revenu
L’opposition aux politiques d’interdiction et de subventions n’est pas déterminée par le niveau de revenu des individus en 2016. D’après ce graphique, 10 à 20% des répondants ne soutiennent pas ces politiques quelque soit leur place sur l’échelle des revenus en France. Cependant il est clair que les individus les plus précaires sont fermement opposés à une politique de hausse des taxes sur les combustibles fossiles. La différence entre le premier quintile de revenu (les 20% les moins riches) et le cinquième (les 20% les plus riches) est frappante : la part d’opposants décroît de 20 points de pourcentage. La perception d’une taxe régressive, pesant plus lourd sur les épaules des moins riches que sur celles des autres, entraîne mécaniquement ce faible soutien chez les premiers quintiles.
3.3. L’âge
L’âge contribue également à expliquer l’opposition à l’augmentation des taxes sur les combustibles fossiles. Les générations entièrement intégrées dans la vie active, dont les individus ont entre 39 et 53 ans, s’expriment moins en faveur de cette politique que les plus jeunes, âgés de 15 à 38 ans. Cela s’explique naturellement par les conséquences différenciées de l’augmentation du coût du transport sur ces populations.
On peut aussi penser à la différence, selon les générations, des efforts individuels à accepter pour réduire le réchauffement climatique. Comme démontré dans une précédente note (Blanc 2022), les plus jeunes sont aussi ceux qui estiment le plus pouvoir faire davantage pour l’environnement. Une politique fiscale avec des effets conséquents sur le quotidien serait donc plus facilement acceptée par les jeunes. Cependant, l’âge des répondants ne semble pas avoir d’influence sur l’opposition aux deux autres types de politique aux conséquences plus homogènes sur les individus de générations différentes. Encore une fois, la part des opposants est contenue entre 10 et 20% selon la tranche d’âge pour ces deux politiques.
3.4. La région habitée
Enfin, si le faible soutien à la politique fiscale est moindre dans les régions du Nord, du Nord-Est et du Sud-Ouest, ce n’est pas le cas en ce qui concerne les deux autres politiques. Nous savons que la localisation et l’appartenance politique sont fortement corrélées en France. Cependant, notre étude quantitative suggère l’existence d’un rejet géographique en plus de l’effet politique. Par exemple, la hausse des taxes sur les combustibles fossiles est partiellement acceptée en Île de France, quelle que soit l’orientation politique des répondants, avec seulement 40% d’opposition. Ce résultat peut sûrement s’expliquer par la plus faible utilisation de la voiture dans cette région (Calvier et Jacquesson 2015).
Les caractéristiques socio-démographiques si importantes pour expliquer l’opposition à une politique fiscale sur les combustibles fossiles ne semblent donc pas affecter les deux autres politiques environnementales. Deux autres déterminants se distinguent des variables précédemment étudiées : la confiance envers autrui et la responsabilité personnelle ressentie face au changement climatique .
4. La responsabilité personnelle, un prédicteur commun de l’acceptabilité
Dans leur article A Value-Belief-Norm Theory of Support for Social Movements: The Case of Environmentalism, Paul C. Stern et ses coauteurs (Stern et al. 1999) soutiennent que la responsabilité ressentie par les individus face aux problématiques environnementales est un déterminant critique de l’activisme, des changements de comportement (Boto-García et Bucciol 2020) et du soutien politique (Bouman et al. 2020). Ce sentiment dépendrait de deux représentations : la conscience de la menace qui pèse sur l’environnement et la conviction que les actions individuelles sont efficaces pour le protéger.
Nous testons empiriquement cette théorie à travers des questions sur le niveau de responsabilité personnelle pour essayer de réduire le réchauffement climatique, la propension à utiliser moins d’énergie et la pertinence ressentie de cette pratique. Pour les trois politiques environnementales, se sentir plus responsable face au changement climatique entraîne un soutien accru. D’après notre étude, cet effet est le plus fort sur l’adhésion à la politique d’interdiction des appareils inefficients. Il est statistiquement significatif pour l’ensemble des politiques. Ainsi, 90% des personnes qui indiquent ne ressentir aucune responsabilité personnelle face au changement climatique s’opposent à une politique fiscale. Au contraire, seulement 45% des répondants avec la plus forte responsabilité s’y opposent. Cette différence se chiffre respectivement à 40 et 32 points de pourcentage pour la politique d’interdiction de vente des appareils énergétiquement inefficients et la politique de subvention publique aux énergies renouvelables.
De plus, nous observons une forte corrélation entre les croyances concernant l’efficacité des actions pro-environnementales individuelles et la responsabilité personnelle. Une personne profondément convaincue que ses pratiques sont pertinentes et peuvent faire la différence pour protéger l’environnement ressent une forte responsabilité face au changement climatique.
Cet enseignement est crucial pour la lutte contre le réchauffement climatique : prouver aux gens que leurs actions pro-environnementales ne sont pas futiles peut influencer indirectement leur adhésion à des politiques environnementales à travers une plus grande responsabilité personnelle. Cette pratique vient certainement s’ajouter à un travail nécessaire d’explication concernant l’efficacité des politiques environnementales, leurs effets redistributifs sur les ménages les plus pauvres et les conséquences individuelles de telles décisions (Dechezleprêtre et al. 2022).
5.Le rôle de la confiance
La note de notre Observatoire Qui sont les Gilets jaunes et leurs soutiens ? (Algan et al. 2019) nous apprenait en 2019 que le manque de confiance dans les autres jouaient un rôle déterminant dans l’opposition à la taxe carbone. Les auteurs expliquaient notamment que les Gilets jaunes et leurs soutiens ne croyaient plus en la redistribution pourtant promise par les décideurs publics parce qu’ils étaient convaincus qu’elle profiterait seulement aux autres. Nous retrouvons ce résultat en ce qui concerne la politique fiscale sur les combustibles fossiles : une personne manifestant une confiance plus faible en les autres se déclare en moyenne moins en faveur de cette politique. Les répondants avec le moins de confiance interpersonnelle s’y opposent à 60% contre seulement 30% parmi ceux indiquant une confiance forte.
Cependant cette conclusion ne s’applique pas aux deux autres politiques environnementales. C’est certainement parce qu’elles ne sont pas perçues comme régressives, que les subventions aux énergies renouvelables et l’interdiction des produits énergétiquement inefficients sont acceptées. Les conséquences de ces politiques apparaissent comme devant être plus ou moins identiques pour l’ensemble de la population. Leur fonctionnement économique appelle également moins d’explications : une subvention et une interdiction de vente sont deux décisions bien plus compréhensibles qu’une politique de redistribution des bénéfices provoqués par une taxe sur les combustibles fossiles.
6. En guise de conclusion
Les déterminants de l’acceptabilité des politiques environnementales ne sont pas toujours les mêmes. L’orientation politique semble influencer le soutien à une taxe sur les prix des combustibles fossiles et à une subvention aux énergies renouvelables. Mais ce n’est pas le cas en ce qui concerne la politique d’interdiction des appareils ménagers les moins économes en énergie. Les individus les moins riches, les actifs de 39 à 53 ans ainsi que les habitants du Nord, du Nord-Est et du Sud-Ouest sont plus opposés à la politique fiscale que les autres groupes, mais ces caractéristiques ne semblent pas pertinentes pour expliquer l’acceptabilité des deux autres types de politiques. Ce résultat éclaire la difficulté à structurer le débat public sur les politiques environnementales dans leur ensemble puisque les origines des clivages semblent généralement différentes.
Cependant, le sentiment de responsabilité personnelle face au changement climatique apparaît comme un excellent prédicteur du soutien aux trois politiques environnementales évoquées : plus une personne se sent responsable, plus elle soutiendra des politiques cherchant à défendre l’environnement. Ce sentiment est également directement corrélé avec les croyances individuelles concernant l’efficacité de l’action pro-environnementale personnelle.
Enfin, la confiance inter-personnelle n’influence que le soutien à la politique fiscale, et non les deux autres types de mesure. Alors que le manque de confiance envers autrui était une caractéristique commune aux personnes qui soutenaient le mouvement des Gilets jaunes, cela ne semble pas être le cas pour celles qui s’opposent aux subventions publiques pour les énergies renouvelables ou à l’interdiction de vente des appareils énergétiquement inefficients.
7. Bibliographie
Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen, Martial Foucault, et Madeleine Péron. 2019. « Qui sont les Gilets jaunes et leurs soutiens ? » Observatoire du Bien-Etre du CEPREMAP et CEVIPOF. https://www.cepremap.fr/2019/02/note-de-lobservatoire-du-bien-etre-n2019-03-qui-sont-les-gilets-jaunes-et-leurs-soutiens/
Blanc, Corin. 2022. « L’environnement et les Français, préoccupations et pratiques ». Observatoire du Bien-être du CEPREMAP, n°2022-13:7. https://www.cepremap.fr/2022/11/note-de-lobservatoire-du-bien-etre-n2022-13-lenvironnement-et-les-francais-preoccupations-et-pratiques/
Boto-García, David, et Alessandro Bucciol. 2020. « Climate Change: Personal Responsibility and Energy Saving ». Ecological Economics 169:106530. doi: 10.1016/j.ecolecon.2019.106530.
Bouman, Thijs, Mark Verschoor, Casper J. Albers, Gisela Böhm, Stephen D. Fisher, Wouter Poortinga, Lorraine Whitmarsh, et Linda Steg. 2020. « When Worry about Climate Change Leads to Climate Action: How Values, Worry and Personal Responsibility Relate to Various Climate Actions ». Global Environmental Change 62:102061. doi: 10.1016/j.gloenvcha.2020.102061.
Calvier, Céline, et Françoise Jacquesson. 2015. « En Ile-de-France, l’usage de la voiture pour aller travailler diminue ». INSEE Analyses, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1285604.
Chiroleu-Assouline, Mireille. 2022. « Rendre acceptable la nécessaire taxation du carbone : Quelles pistes pour la France ? » Revue de l’OFCE N° 176(1):15‑53. doi: 10.3917/reof.176.0015.
Dechezleprêtre, Antoine, Adrien Fabre, Tobias Kruse, Bluebery Planterose, Ana Sanchez Chico, et Stefanie Stantcheva. 2022. « Fighting Climate Change: International Attitudes Toward Climate Policies ». NBER, Working Paper 30265, https://www.nber.org/papers/w30265.
Douenne, Thomas, et Adrien Fabre. 2022. « Yellow Vests, Pessimistic Beliefs, and Carbon Tax Aversion ». American Economic Journal: Economic Policy 14(1):81‑110. doi: 10.1257/pol.20200092.
Guesnerie, Roger. 2010. Pour une politique climatique globale : blocages et ouvertures. Rue d’Ulm. https://www.cepremap.fr/publications/pour-une-politique-climatique-globale-blocage-et-ouvertures/
Schubert, Katheline. 2009. Pour la taxe carbone. La politique économique face à la menace climatique. Rue d’Ulm, Presses de l’École normale supérieure. https://www.cepremap.fr/publications/pour-la-taxe-carbone-la-politique-economique-face-a-la-menace-climatique/
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