Qui sont les Gilets jaunes et leurs soutiens ?

Note
Observatoire du bien-ĂŞtre

Ce travail propose pour la première fois d’étudier les clivages cachés du soutien aux Gilets jaunes à partir des données de l’enquête du Baromètre de la confiance du CEVIPOF. Nous montrons que le soutien au mouvement entérine l’effacement de l’axe droite-gauche traditionnel. Les Gilets jaunes réunissent des personnes dont les taux de satisfaction dans la vie sont très faibles, indépendamment de leur accord sur les moyens d’y répondre. Ce sont majoritairement d’anciens électeurs de Marine Le Pen, de Jean-Luc Mélenchon ou des abstentionnistes (dans cet ordre). Ils partagent une critique plus radicale de l’État et du gouvernement que l’un et l’autre de ces électorats, tout en ayant des positions plus médianes sur des questions morales comme la tolérance à l’égard des minorités. L’analyse de la géographie des ronds-points confirme le caractère original de ce mouvement. Le Nord-Est et le Sud-Ouest sont les points forts de la mobilisation, soit les deux régions où Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont fait leurs meilleurs scores en 2017.

Auteurs :

Yann Algan, doyen de l’École d’Affaires Publiques (EAP) et Professeur d’économie Ă  Sciences Po

Elizabeth Beasley, chercheuse à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Daniel Cohen, professeur d’économie à l’École normale supérieure et directeur du Cepremap

Martial Foucault, professeur de sciences politiques Ă  Sciences Po et directeur du Cevipof

Madeleine Péron, assistante de recherche à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Introduction

Les Gilets jaunes sont soudainement apparus dans l’espace politique français au cours de l’automne 2018, en réaction à une hausse des taxes sur les carburants. Une pétition de Priscillia Ludosky pour la dénoncer a recueilli plus d’un million de signataires, tandis qu’une vidéo de Jacline Mouraud a comptabilisé plus de six millions de vues en novembre. Le mouvement s’est mobilisé autour des ronds-points, symboles de la mobilité automobile et de la transformation des infrastructures routières (on compte près de 65 000 carrefours giratoires en France1, soit deux fois plus que le nombre de communes). Tous les samedis, des appels à se rassembler dans les grandes villes françaises ont été lancés, suivis par près de 300 000 personnes selon le Ministère de l’intérieur, puis de 100 000 en moyenne en décembre. Selon une enquête2 menée sur les ronds-points par un collectif de chercheurs, il s’agit souvent de primo-militants, qui n’ont jamais milité ni dans un parti politique, ni dans un mouvement syndical. Une enquête3 de l’institut IPSOS publiée en décembre a testé une candidature Gilets jaunes aux prochaines élections européennes. La liste pourrait obtenir 12% des suffrages. Dans cette note, nous nous appuyons sur une enquête menée par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), qui permet d’analyser les soutiens au mouvement. Elle porte sur 2116 personnes et prolonge une enquête plus vaste, l’Enquête électorale française 2017 (EnEF2017), portant sur plus de 15000 personnes, qui avait été menée lors de la précédente élection présidentielle (voir Algan et al. (2018) pour une interprétation de celle-ci). Cette nouvelle enquête nous permet de cerner non seulement la sociologie et les préférences partisanes des soutiens au mouvement, mais également leurs ressentis subjectifs et le socle intellectuel de leurs idéologies.

Selon les rĂ©sultats du Baromètre de confiance du CEVIPOF, 30% des intervenants dĂ©clarent soutenir tout Ă  fait les Gilets Jaunes, 30% les soutiennent plutĂ´t tandis que 30% ne les soutiennent plutĂ´t pas ou pas du tout. Nous pouvons tout d’abord suivre les choix politiques des soutiens aux Gilets jaunes (il faut bien sĂ»r distinguer les Gilets jaunes eux-mĂŞmes de ceux qui les soutiennent, et nous revenons sur cette distinction plus bas). Les deux graphiques suivants montrent l’appartenance politique des groupes qui soutiennent « tout Ă  fait Â» (soutien fort) ou « plutĂ´t Â» (soutien faible) les Gilets jaunes.

Figure 1: RĂ©partition des enquĂŞtĂ©s ayant rĂ©pondu « Je soutiens tout Ă  fait Â» selon leur vote au 1er tour de l’élection prĂ©sidentielle 2017.
Figure 2: RĂ©partition des enquĂŞtĂ©s ayant rĂ©pondu « Je soutiens plutĂ´t» selon leur vote au 1er tour de l’élection prĂ©sidentielle 2017.

On voit un très fort contraste entre ces deux populations. Ceux qui soutiennent « tout Ă  fait Â» les Gilets jaunes sont issus de l’opposition Ă  Emmanuel Macron. Seuls 5% de ceux qui les soutiennent « tout-Ă -fait Â» ont votĂ© pour le locataire de l’ÉlysĂ©e. Dans la catĂ©gorie des soutiens plus modĂ©rĂ©s (« plutĂ´t Â»), le spectre partisan est au contraire beaucoup plus large, oĂą les Ă©lecteurs d’Emmanuel Macron tiennent leur place. Dans la suite de cette note, nous porterons une attention particulière sur le premier groupe, les soutiens que nous pourrions qualifier d’indĂ©fectible. Ils sont surtout issus des Ă©lectorats de Jean-Luc MĂ©lenchon et Marine Le Pen, l’avantage revenant Ă  cette dernière.

La carte régionale va nous permettre de préciser cette implantation. Pour percer l’empreinte régionale des Gilets jaunes, nous avons extrait de l’enquête CEVIPOF la localisation des soutiens au mouvement (en cinq grandes régions). De manière très nette, le Sud-Ouest et le Nord-Est sont les deux grandes terres de mission du mouvement.

Le Sud-Ouest est davantage MĂ©lenchoniste que le reste de la France, et le Nord-Est plus Le PĂ©niste. Est-ce que le soutien apportĂ© aux Gilets Jaunes porte la trace de cette distinction ? Pour rĂ©pondre Ă  cette question, nous avons ventilĂ©, dans chacune des grandes rĂ©gions, le soutien aux Gilets jaunes aux prĂ©fĂ©rences partisanes exprimĂ©es au premier tour de l’élection prĂ©sidentielle.

Figure 3 : Écart Ă  la moyenne nationale du taux de soutien aux Gilets jaunes selon la rĂ©gion

On voit que l’électorat de Marine Le Pen est devant l’électorat de Jean-Luc MĂ©lenchon dans quatre des cinq grandes rĂ©gions. Le Sud-Ouest fait exception : les deux Ă©lectorats font jeu Ă©gal tandis que le Nord-Est est la rĂ©gion oĂą les soutiens sont surtout Le PĂ©nistes.


Jean-Luc Mélenchon Marine Le Pen
Nord-Ouest 21,35 % 28,26 %
Nord-Est 17,87 % 33,24%
Sud-Ouest 27,73 % 27,03 %
Sud-Est 22,64 % 27,74 %
ĂŽle-de-France 21,67 % 27,75 %

Tableau 1: Part des électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen parmi les soutiens aux Gilets jaunes selon la région.

Tournons-nous Ă  prĂ©sent vers la sociologie des soutiens aux Gilets jaunes. On note que 47% des ouvriers et près de 35% des employĂ©s soutiennent « tout Ă  fait Â» les Gilets jaunes, contre 27% des retraitĂ©s. Près de 70% de ceux qui les soutiennent fortement vivent dans un mĂ©nage dont le revenu disponible net est infĂ©rieur Ă  2 480 euros – soit le revenu mĂ©dian en France. Et 17 % vivent dans un mĂ©nage avec moins de 1 136 euros.

Figure 4: Taux de réponse à chaque modalité de soutien selon la catégorie socio-professionnelle

En outre, 24% des soutiens dĂ©clarent s’en sortir « très difficilement Â» avec le revenu de leur mĂ©nage, soit deux fois plus que la moyenne.

Ce résultat apporte une première réponse à l’origine sociale des soutiens et met en évidence une plus forte empathie du mouvement auprès de catégories plus vulnérables aux transformations du monde économique.

Il ne suffit pas toutefois d’être retraitĂ© ou ouvrier pour fixer ses choix politiques. Comme le soulignait HervĂ© Le Bras, pourquoi en ce cas, les ouvriers du Grand-Est voteraient-ils beaucoup plus pour Marine Le Pen que les ouvriers du Sud-Ouest ? Pourquoi un quart des ouvriers et un bon tiers des employĂ©s ne soutiennent-ils pas le mouvement des Gilets jaunes? Et Ă  l’inverse, comment expliquer qu’une partie significative des professions intermĂ©diaires (27%) et des cadres (19%) apportent un soutien aux Gilets jaunes si ce mouvement Ă©tait la seule expression d’une dĂ©testation des Ă©lites? Pour apporter un nouvel Ă©clairage Ă  la sociologie des soutiens aux Gilets jaunes et de leur positionnement dans l’espace politique français, nous nous appuierons Ă  prĂ©sent sur l’étude menĂ©e par Algan et al. (2018), qui mobilise des donnĂ©es issues de l’EnquĂŞte Ă©lectorale française du CEVIPOF sur le bien-ĂŞtre subjectif et la confiance Ă  l’égard d’autrui, deux aspects subjectifs qui permettent une apprĂ©hension renouvelĂ©e du politique, au-delĂ  des catĂ©gories traditionnelles.

Retour sur la quadripartition de l’électorat en 2017

L’élection prĂ©sidentielle de 2017 a Ă©tĂ© un vĂ©ritable tsunami dans la vie politique française : aucun des deux partis politiques traditionnels, Parti Socialiste ou Les RĂ©publicains, n’a Ă©tĂ© qualifiĂ© pour le deuxième tour de l’élection. Un dĂ©coupage en quatre blocs de taille presque identique s’est exprimĂ©, Emmanuel Macron rĂ©alisant le meilleur score avec 24% des suffrages exprimĂ©s contre Marine Le Pen Ă  21,3%, François Fillon Ă  20,1% et Jean-Luc MĂ©lenchon Ă  19.6%.

Bien qu’inédite sous la Ve République, cette quadripartition de l’électorat est assez typée. En utilisant les données socio-économiques que sont l’éducation et le revenu, la représentation graphique de ce vote est présentée dans la figure 5. Il en ressort deux enseignements majeurs. Premièrement, les candidats Le Pen et Macron s’opposent sociologiquement de manière presque symétrique. Les uns ont un faible niveau d’éducation et de revenus quand les autres disposent de revenus importants et d’un niveau d’éducation élevé.

Figure 5 : Le vote pour les diffĂ©rents candidats en fonction de l’éducation et du revenu

Plus inattendue peut-ĂŞtre est la ligne horizontale qui oppose les Ă©lecteurs de Jean-Luc MĂ©lenchon et François Fillon. Le niveau d’éducation de leur Ă©lectorat respectif est presque identique, tandis que les niveaux de revenus les opposent clairement. Cet axe droite-gauche dessine une « ligne de frustration Â». Pour un niveau d’éducation identique, les Ă©lecteurs de la France Insoumise ont des revenus infĂ©rieurs relativement Ă  ceux de l’électorat de François Fillon. Cela explique en partie que, dans les explications de vote, les premiers sont favorables Ă  une politique de redistribution tandis que les autres y sont hostiles. Ă€ l’inverse, tant les Ă©lecteurs de Marine Le Pen que ceux d’Emmanuel Macron ne sont pas très intĂ©ressĂ©s par les questions de redistribution. Pourquoi ceux qui votent pour Marine Le Pen, plus pauvres, ne sont-ils pas, en moyenne, intĂ©ressĂ©s par les mesures classiques de la gauche, celles de la redistribution fiscale ? Pourquoi, en d’autres termes, cet Ă©lectorat ne vote-t-il pas Ă  gauche…? Certains politistes ont avancĂ© qu’à cĂ´tĂ© de l’axe ouverture-fermeture Ă©conomique, un axe culturel pouvait dominer, avec des Ă©lecteurs progressistes opposĂ©s Ă  des Ă©lecteurs plus conservateurs sur des enjeux de sociĂ©tĂ© (religion, Europe) ou enjeux moraux (procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e, peine de mort). C’est la thĂ©orie des deux axes (Tiberj, 2012) qui tente de faire la synthèse entre la old et new politics (Sniderman, 1996), et selon laquelle l’installation du clivage culturel n’est pas due Ă  un changement de système de valeurs mais Ă  la politisation par les partis politiques des valeurs culturelles.

Pour en savoir plus, l’enquĂŞte CEVIPOF a interrogĂ© les Ă©lecteurs sur d’autres dimensions, plus subjectives, de leur vie sociale et personnelle, qui permettent de cerner comment leurs destins personnels forgent leurs prĂ©fĂ©rences partisanes. L’enquĂŞte comprend, outre les variables socioĂ©conomiques, la localisation gĂ©ographique, l’histoire de vie et un large Ă©ventail d’informations subjectives telles que la satisfaction dans la vie, la confiance interpersonnelle, la confiance envers les institutions et diverses dimensions liĂ©es aux idĂ©ologies. Nous retiendrons de cette Ă©tude deux variables essentielles (Algan et al. (2018) analysent en dĂ©tail les autres variables). La première est un indice de satisfaction dans la vie. La question posĂ©e est la suivante : « Dans quelle mesure ĂŞtes-vous satisfait(e) de la vie que vous menez ? Â» sur une Ă©chelle de 0 Ă  10. De très nombreuses Ă©tudes ont montrĂ© l’intĂ©rĂŞt de ce questionnement pour comprendre la rĂ©alitĂ© de la vie des personnes interrogĂ©es. Nous privilĂ©gions une autre question, plus proche de la rĂ©alitĂ© sociale des personnes interrogĂ©es, concernant leur rapport Ă  autrui. Les questions relatives Ă  la confiance interpersonnelle prennent la forme d’une combinaison linĂ©aire de questions portant sur la confiance, notamment : « De manière gĂ©nĂ©rale, diriez-vous que la plupart des gens peuvent ĂŞtre dignes de confiance, ou pensez-vous qu’on n’est jamais ĂŞtre trop prudent lorsque l’on a affaire aux autres ? Â». Cette seconde question Ă©claire selon une approche très diffĂ©rente de la prĂ©cĂ©dente la manière dont se dĂ©terminent les prĂ©fĂ©rences partisanes des personnes interrogĂ©es.

Le graphique suivant reprend ces deux questions, et confirme la polarisation de l’électorat, mais sous un autre jour.

Figure 6 : Le vote pour les diffĂ©rents candidats en fonction de la satisfaction dans la vie et de la confiance interpersonnelle

On voit sur ce graphique que la diagonale Macron- Le Pen est toujours à l’œuvre, opposant des électeurs macroniens satisfaits de leur vie et confiants en autrui à des électeurs frontistes qui ne sont ni l’un, ni l’autre. Concernant l’électorat de Jean-Luc Mélenchon, on note plusieurs modifications importantes par rapport au précédent graphique. En matière de bien-être, tout d’abord, le niveau atteint par cet électorat, quoiqu’inférieur à la moyenne nationale, est meilleur que ce que suggèrerait leur niveau de revenu (proche de celui de l’électorat de Marine Le Pen). Une explication possible tient à leur niveau de confiance interpersonnelle. Comme on le voit sur le graphique, les électeurs de Jean-Luc Mélenchon manifestent d’un taux de confiance élevé, supérieur même à celui d’Emmanuel Macron. C’est sans doute le signe que leur environnement social et professionnel, situé dans la fonction publique en partie, est plus intégrateur que celui des électeurs de Marine Le Pen. À l’inverse, les électeurs de François Fillon manifestent un degré de confiance moyen, malgré un revenu élevé et un niveau de satisfaction élevé4.

Ce nouveau graphique aide Ă  comprendre les prĂ©fĂ©rences des diffĂ©rents Ă©lectorats en matière de redistribution. Les Ă©lecteurs de Marine Le Pen sont en moyenne aussi pauvres que les Ă©lecteurs de Jean-Luc MĂ©lenchon; cependant, d’après leurs rĂ©ponses Ă  l’enquĂŞte du CEVIPOF, ils ne cherchent pas la redistribution au mĂŞme titre que les Ă©lecteurs de la France Insoumise. Ils ne croient pas en la redistribution car ils n’ont pas confiance dans les autres, qu’il s’agisse de voisins ou de membres de leur famille, et moins encore dans les personnes qu’ils ne connaissent pas. De leur point de vue, alors mĂŞme que la redistribution leur serait bĂ©nĂ©fique, ils sont convaincus qu’elle profitera Ă  d’autres (les « assistĂ©s Â»â€¦). SymĂ©triquement, les Ă©lecteurs d’Emmanuel Macron sont en moyenne aussi riches que les Ă©lecteurs de François Fillon, mais ils ne semblent pas ĂŞtre aussi hostiles Ă  la redistribution, leur confiance en autrui les rend attentifs Ă  la souffrance des autres (une forme de bienveillance) mais, Ă©tant riches, leur intĂ©rĂŞt pour la redistribution est pour ainsi dire bridĂ©, ce qui les rend au total plutĂ´t indiffĂ©rents au sujet…

Quelles sont alors les caractĂ©ristiques individuelles qui expliquent la mĂ©fiance/confiance en autrui ? Les rĂ©sultats prĂ©sentĂ©s par Algan et al. (2018) montrent que la confiance dĂ©pend moins de la situation courante (revenu, situation en emploi…) d’un individu que de son dĂ©classement relativement Ă  ses parents. Les traditions familiales telles qu’elles ont Ă©tĂ© analysĂ©es par HervĂ© Le Bras et Emmanuel Todd (2013) jouent Ă©galement un rĂ´le structurant sur la rĂ©partition gĂ©ographique de la confiance. Les rĂ©gions oĂą les familles sont historiquement nuclĂ©aires manifestent un faible degrĂ© de confiance dans les autres ; c’est le contraire pour les familles complexes. Ce parallĂ©lisme suggère qu’un faible degrĂ© de confiance interpersonnelle est sans doute corrĂ©lĂ© Ă  une solitude sociale plus forte, qu’elle soit professionnelle ou territoriale.

Les soutiens aux Gilets jaunes

Au-delĂ  des catĂ©gories sociologiques, oĂą se situent les Gilets jaunes dans cet espace Ă  deux dimensions ? La dernière vague de l’enquĂŞte CEVIPOF permet de renouveler les analyses prĂ©cĂ©demment dĂ©crites, et ainsi de dĂ©terminer au sein de ces espaces multidimensionnels la position, si ce n’est des Gilets jaunes eux-mĂŞmes, du moins de leurs soutiens.

Figure 7 : Les rĂ©ponses Ă  la question « Soutenez-vous le mouvement des Gilets Jaunes ? Â» en fonction du niveau d’éducation et du revenu

De manière tout à fait nette, on voit que le soutien et l’opposition aux Gilets jaunes se situent le long de la diagonale Macron-Le Pen (figure 7). En moyenne, l’horizontale caractérisant l’opposition droite-gauche a quasiment disparu. Cette diagonalisation des passions politiques se retrouve dans le deuxième graphique (figure 85), qui met en scène à la fois le bien-être et la confiance interpersonnelle.


Figure 8 : Les rĂ©ponses Ă  la question « Soutenez-vous le mouvement des Gilets Jaunes ?» en fonction du sentiment d’avoir rĂ©ussi sa vie1 et de la confiance interpersonnelle

Le mouvement des Gilets jaunes semble entĂ©riner la disparition du clivage gauche-droite traditionnel au profit d’une diagonale ressemblant davantage Ă  celle qui a Ă©mergĂ© lors du deuxième tour de l’élection prĂ©sidentielle. Les soutiens des Gilets jaunes manifestent nĂ©anmoins un fort intĂ©rĂŞt pour la politique : 20% de ceux qui soutiennent les Gilets jaunes dĂ©clarent s’intĂ©resser « beaucoup Â» Ă  la politique, pour une moyenne de 16% (14,4% de ceux qui ne soutiennent pas fortement le mouvement s’intĂ©ressent « beaucoup Â»).

Les Gilets jaunes, comme on l’a vu en Figure 1 et au Tableau 1, sont un agrĂ©gat de la protestation qui s’est manifestĂ©e dans le vote pour Le Pen et MĂ©lenchon. On y dĂ©couvre toutefois une mĂ©fiance plus marquĂ©e Ă  l’égard des institutions que la moyenne de chacun de ces deux Ă©lectorats. Dans notre enquĂŞte, 79% des soutiens dĂ©clarent n’avoir « pas du tout confiance Â» dans le gouvernement (pour une moyenne de 46%). C’est le cas le plus extrĂŞme. Sur des institutions moins directement liĂ©es Ă  la figure prĂ©sidentielle, l’écart reste important : 61% d’entre eux n’ont pas confiance en l’Union europĂ©enne contre 35% en moyenne; 33% d’entre eux expriment de la mĂ©fiance vis-Ă -vis du Conseil rĂ©gional pour une moyenne de 19%.

Le graphique suivant situe leur méfiance à l’égard du gouvernement, relativement aux électorats de la présidentielle.


Figure 9: Degré de confiance dans le gouvernement

Dans cet agrĂ©gat de protestations Ă©merge une opposition entre ceux qui souffrent et ceux qui profitent du système actuel, comme en tĂ©moigne la prĂ©pondĂ©rance des thĂ©matiques liĂ©es aux inĂ©galitĂ©s, au pouvoir d’achat ou Ă  la mondialisation. 57% de ceux qui soutiennent tout Ă  fait le mouvement des Gilets jaunes considèrent que « Pour assurer la justice sociale, il faut prendre aux riches pour donner aux pauvres Â» contre 7% de ceux qui ne soutiennent pas du tout le mouvement, et 83% des soutiens des Gilets jaunes sont hostiles Ă  la mondialisation. Ici, on dĂ©couvre que le sentiment d’injustice, souvent rĂ©pĂ©tĂ© depuis trois mois par les occupants des ronds-points, nourrit un niveau Ă©levĂ© de dĂ©fiance vis-Ă -vis de leurs reprĂ©sentants politiques car ce sont près de 67% des soutiens des Gilets jaunes qui considèrent que « la plupart des politiques ne se soucient que des riches et des puissants Â».

Il est à cet égard intéressant de noter que la réponse à la question de la justice sociale semble avoir évolué au sein de l’électorat Le Péniste. La figure ci-dessous montre que, pendant la présidentielle, les électeurs de Marine Le Pen sont modérés, assez proches de ceux d’Emmanuel Macron, et sous la moyenne nationale. Seuls les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon sont au-dessus de la moyenne.


Figure 10: Évolutions des positions sur la question de la redistribution

Avec l’émergence du mouvement, les sentiments sur cette question ont Ă©voluĂ©. Les Ă©lecteurs de Marine Le Pen sont passĂ©s au-dessus-de la moyenne, leurs positions se sont rapprochĂ©es des Ă©lecteurs de Jean-Luc MĂ©lenchon. L’analyse de Algan et al. (2018) avait mis en Ă©vidence que les Ă©lecteurs du Front National Ă©taient très mĂ©fiants Ă  l’égard du soutien aux plus pauvres, sans doute Ă  cause de l’idĂ©e que les pauvres Ă©taient « autres Â», dans tous les sens du terme… Nous ne disposons pas malheureusement de l’analyse contemporaine des soutiens aux Gilets Jaunes sur cette question, qui permettrait de saisir dans quelle mesure le mouvement hĂ©rite de la mĂ©fiance en ce domaine de l’électorat de Marine Le Pen ou de la confiance plus forte des Ă©lecteurs de Jean-Luc MĂ©lenchon. Il est probable toutefois que la signification implicite de la question a Ă©voluĂ©. Pour les Ă©lecteurs de Marine Le Pen en 2017, la question visait surtout Ă  savoir si les pauvres devaient ĂŞtre aidĂ©s (et leur rĂ©ponse est en moyenne nĂ©gative). Dans le contexte des Gilets jaunes, la question porte sans doute surtout sur le point de savoir si les riches doivent ĂŞtre dĂ©noncĂ©s (et la rĂ©ponse pour ce mĂŞme Ă©lectorat est positive…).

Intéressons-nous à présent aux sentiments moraux des soutiens aux Gilets jaunes. Leurs réponses sur le mariage pour tous, par exemple, sont moins clivées que celles données par les électeurs de Le Pen ou Mélenchon.


Figure 11: Degré de rejet du mariage homosexuel

La question de l’immigration, qui est l’un des totems de l’électorat de Marine Le Pen, donne lieu elle aussi à des réponses plus nuancées. Ceux qui soutiennent tout à fait les Gilets jaunes se situent à des niveaux d’hostilité plus proches de ceux des électeurs de François Fillon que de Marine Le Pen. Il reste ce faisant assez éloigné de ceux des électeurs de Mélenchon.


Figure 12: Degré de tolérance vis-à-vis de l’immigration

De ce tableau politique et idéologique, on retient que les soutiens aux Gilets jaunes témoignent d’une détestation plus forte de l’État que la moyenne des électeurs. Ils semblent par ailleurs avoir entraîné les électeurs frontistes sur des positions plus proches de celles de Jean-Luc Mélenchon en matière de justice fiscale, sans doute par ce que l’image du riche a évolué davantage que l’image du pauvre. Enfin, en moyenne, ils sont proches d’un électorat conservateur ordinaire sur les questions de société.

La France des ronds-points

Pour aller au-delà des sympathies partisanes exprimées par les soutiens aux Gilets jaunes, nous allons tenter de saisir les Gilets jaunes eux-mêmes dans leur manifestation spatiale, autour des ronds-points. Pour ce faire, nous avons tout d’abord reconstruit au niveau communal les deux indicateurs qui sont apparus décisifs dans l’analyse du vote de 2017, à savoir la satisfaction de vie et la confiance interpersonnelle.

Le premier indicateur est basé sur une socio-économie du bien-être. Pour le calculer, nous avons mené une analyse économétrique du bien-être des individus. Cette étude permet de pondérer le rôle du revenu, du chômage, de l’éducation, de l’âge et de la catégorie socio-professionnelle dans l’explication du bien-être individuel. Nous appliquons ensuite l’équation obtenue pour calculer un indicateur du bien-être au niveau communal. Cet indicateur composite est plus riche que le seul revenu moyen de la commune, car il agrège aussi des variables individuelles telles que le chômage ou la catégorie socio-professionnelle, dont l’incidence subjective est plus subtile que le seul pouvoir d’achat des personnes concernées6.

La seconde carte redĂ©finit les prĂ©fĂ©rences politiques des Français Ă  partir du coefficient de confiance en autrui. PlutĂ´t que de classer le vote sur l’axe droite-gauche traditionnel, nous les classons sur l’axe dĂ©fiance-confiance. Pour ce faire, nous faisons une estimation Ă©conomĂ©trique du lien entre confiance et vote. Les personnes qui ont votĂ© pour Marine Le Pen manifestent, en moyenne, une grande dĂ©fiance envers les autres. Celles qui ont votĂ© en faveur d’Emmanuel Macron, de Jean-Luc MĂ©lenchon ou de BenoĂ®t Hamon, une fois pris en compte leur niveau de bien-ĂŞtre estimĂ©, tĂ©moignent d’un coefficient de confiance Ă©levĂ©. Les Ă©lecteurs de François Fillon sont neutres. En pondĂ©rant les votes, au niveau communal, par les coefficients ainsi obtenus, nous pouvons redessiner la carte politique de la France7. Le quartile infĂ©rieur (confiance rĂ©vĂ©lĂ©e « Très faible Â» sur la lĂ©gende) est l’ensemble des communes oĂą le vote traduit une mĂ©fiance forte. Le quartile supĂ©rieur est celui oĂą la confiance rĂ©vĂ©lĂ©e est forte.

La première carte est peu surprenante. Elle montre que le bien-ĂŞtre, tel qu’il est expliquĂ© par les variables socio-Ă©conomiques, est concentrĂ© autour des grandes mĂ©tropoles (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Strasbourg…). Rappelons que 60% du PIB est aujourd’hui assurĂ© par les 9 premières mĂ©tropoles françaises. Ce qui diffère toutefois d’une rĂ©gion Ă  l’autre est la manière dont la richesse se diffuse. La diffusion est particulièrement faible dans l’arrière-pays mĂ©diterranĂ©en, dans les environs de Toulon, ou dans le nord du pays, autour de Lille. Le centre est particulièrement vulnĂ©rable : le long de la diagonale Bordeaux-Strasbourg on ne rencontre aucune ville de plus de 100 000 habitants avant Dijon. L’Île-de-France est la rĂ©gion de prospĂ©ritĂ© la plus vaste, mais avec une exception : Paris qui est dans le troisième quartile, et les communes au Nord et Ă  l’Est (Seine-Saint-Denis et certaines communes du Val de Marne) qui alimentent des poches de pauvretĂ©, dans le premier quartile. Ces rĂ©sultats montrent la difficultĂ© de vouloir opposer France urbaine Ă  France pĂ©riphĂ©rique, quand certaines campagnes tendent Ă  se « mĂ©tropoliser Â» ou appartenir Ă  des « clubs mĂ©tropolitains Â», selon l’expression d’Éric Charmes (2015). En rĂ©alitĂ© le mal-ĂŞtre est beaucoup plus prononcĂ© dans les villes moyennes entre 20000 et 100000 habitants que dans les petites communes rurales ou les mĂ©tropoles. Ces villes moyennes combinent les diffĂ©rentes caractĂ©ristiques socio-dĂ©mographiques les plus prĂ©dictives du mal-ĂŞtre au niveau individuel dans notre modèle Ă©conomique : une part des sans-diplĂ´mes et faibles qualifications plus importante que dans les mĂ©tropoles et petites communes, une structure dĂ©mographique de la population plus âgĂ©e, un revenu mĂ©dian plus faible et une surreprĂ©sentation des mĂ©nages les plus pauvres en France (voir la note de M. PĂ©ron et M. Perona , 2018 et M. Perona (2019) ).

La seconde carte agrège les votes, Ă  l’échelon communal, Ă  partir de l’indicateur de confiance interpersonnelle. Il y a assez clairement une diagonale qui va de Calais Ă  Marseille, Ă  la gauche de laquelle l’indicateur estimĂ© est haut (3ième et 4ième quartiles), Ă  droite duquel il est bas (1er et 2ième quartiles). L’indicateur ainsi estimĂ© est très corrĂ©lĂ© aux donnĂ©es produites par Emmanuel Todd et HervĂ© Le Bras (2013) pour caractĂ©riser le degrĂ© de cohĂ©sion sociale qui est lĂ©guĂ© par la tradition familiale ou religieuse. HervĂ© Le Bras a dĂ©coupĂ© la France en quatre zones, plus ou moins intĂ©grĂ©es socialement. La corrĂ©lation avec notre indicateur (qui est au niveau communal) est forte et significative, Ă  environ 0,50. On remarque notamment que le Sud-Ouest et la Bretagne affichent une forte confiance estimĂ©e, sans que leur condition Ă©conomique ne soit particulièrement brillante. C’est presque le contraire pour le Nord-Est.

Nous avons vu que les soutiens des Gilets jaunes se situaient davantage dans le Â« quadrant Marine Le Pen Â», caractĂ©risĂ© par une faible satisfaction de vie et une confiance interpersonnelle relativement plus faible. Nous avons Ă©galement notĂ© la forte proportion des Ă©lectorats Le PĂ©nistes et MĂ©lenchonistes parmi ces soutiens, tĂ©moignant de l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© du mouvement sur le plan politique. L’analyse des points de blocage des Gilets jaunes confirme-t-elle celle des soutiens ? Les deux indicateurs dĂ©crits ci-dessus nous permettent de rĂ©pondre Ă  cette question.

Ainsi, nous avons situĂ© la protestation dans sa dimension gĂ©ographique, une mĂ©thode qu’Herve Le Bras a Ă©galement proposĂ©e pour les caractĂ©riser8. Ă€ suivre son analyse, les Gilets jaunes se situent surtout dans la « diagonale du vide Â», dans la France qui s’étire entre Bordeaux et Strasbourg. Les cartes suivantes donnent un aperçu de la gĂ©ographie des mobilisations des Gilets jaunes Ă  l’échelle dĂ©partementale.

Carte 3a : Mobilisation des Gilets jaunes par dĂ©partement pour le mois de novembre
Carte 3b : Mobilisation des Gilets jaunes par dĂ©partement pour le mois de dĂ©cembre

La première correspond aux manifestations et blocages ayant eu lieu le samedi 17 novembre 2018, considéré comme le pic de mobilisation du mouvement, et la seconde aux manifestations et blocages ayant eu lieu autour du 20 décembre.

Les régions du centre apparaissent, en novembre, comme les plus impactées par le mouvement des Gilets jaunes. Ceux-ci sont, par rapport à la population, moyennement présents dans le Nord-Est, et peu présent dans le Sud-Est. Au fil du temps, entre novembre et décembre, on voit que la présence des Gilets jaunes se concentre davantage dans la France du Nord-Est et du Sud-Ouest passant par le Languedoc-Roussillon, le Massif Central, le Berry et le Nivernais. C’est également dans ces régions que le taux de soutien était le plus important. En outre, nous avons calculé la corrélation entre les cartes socio-économiques et politiques avec la mobilisation des Gilets jaunes. Cette comparaison confirme le rôle prépondérant que joue l’insatisfaction vis-à-vis de sa vie dans la caractérisation du mouvement, et, dans une moindre mesure, celui d’une confiance interpersonnelle plus faible.


Novembre Décembre
Satisfaction (indicateur carte 1) -0,41 -0,22
Confiance (indicateur carte 2) -0,19 -0,12

Tableau 2: Corrélation de la présence des Gilets jaunes avec les cartes économiques et politiques

La corrĂ©lation avec l’indicateur de satisfaction (utilisĂ© dans la première carte) doit ĂŞtre lue ainsi : plus la mobilisation est forte, moins le niveau de satisfaction gĂ©ographiquement situĂ© est Ă©levĂ© (-0.41). Si la corrĂ©lation est deux fois plus forte que celle que l’on obtient avec l’indicateur de confiance, cela traduit bien l’idĂ©e que le mouvement est surtout la mobilisation des plus dĂ©favorisĂ©s, indĂ©pendamment de leur tropisme idĂ©ologique. La corrĂ©lation, plus faible, que l’on obtient avec l’indicateur de confiance peut ĂŞtre le signe d’une solitude sociale plus marquĂ©e. On note en effet que les soutiens des Gilets jaunes dĂ©clarent davantage se sentir seuls que les autres enquĂŞtĂ©s9. Cette solitude peut ĂŞtre le reflet de leur localisation dans des lieux oĂą prĂ©dominent des villes moyennes Ă  faible densitĂ© de population, en perte de vitesse dĂ©mographique et oĂą le tissu social, mesurĂ© par la satisfaction des relations avec la famille et les amis, est le plus faible en France (M. PĂ©ron et M. Perona, (2018), Perona (2019)).

Conclusion

Cette Ă©tude montre que la crise des Gilets jaunes prolonge la crise politique qui s’est exprimĂ©e lors de la dernière Ă©lection prĂ©sidentielle. Dans les deux cas, la vieille opposition gauche/droite a laissĂ© place Ă  un nouvel antagonisme, dans lequel les variables de bien-ĂŞtre subjectif ou de confiance Ă  l’égard des institutions ou des personnes jouent un rĂ´le central et sous-estimĂ© jusqu’alors. Les Gilets jaunes et leurs soutiens sont avant tout l’expression d’une France oĂą le bien-ĂŞtre est faible, sans que cela les conduise nĂ©cessairement Ă  s’entendre sur les moyens d’y rĂ©pondre. La question de la transition Ă©cologique, point de dĂ©part de la contestation, symbolise les dĂ©saccords sur les instruments de politiques publiques : un tiers des soutiens des Gilets jaunes disent refuser une rĂ©duction du niveau de vie pour amĂ©liorer l’environnement, un tiers y est favorable et le dernier bloc est indiffĂ©rent. Ă€ l’inverse, l’axe sur lequel opĂ©rait l’opposition traditionnelle gauche/droite supposait, en partie du moins, un accord sur les moyens, plus ou moins d’impĂ´ts notamment. En manifestant un très faible niveau de confiance Ă  l’égard des institutions ou d’autrui, les Gilets jaunes expriment une dĂ©fiance profonde Ă  l’égard de l’État et des corps intermĂ©diaires, voire Ă  toute forme de reprĂ©sentation.

La géographie de leur présence, très forte dans le Sud-Ouest, montre qu’il ne s’agit pas d’une copie de la France qui a voté majoritairement Marine Le Pen en 2017, laquelle a été très forte dans le Nord-Est. Unis par leurs problèmes de pouvoir d’achat, les Gilets jaunes sont la révolte de ceux qui découvrent que leur souffrance individuelle est en réalité collective, et qui ont trouvé autour des braseros certes un remède à leur isolement social mais surtout une nouvelle forme d’expression publique en dehors des répertoires classiques d’action collective. Leur mobilisation met en en évidence une trajectoire sociale et individuelle singulière. La construction d’une ascension sociale dont l’accès à la propriété est un point central (en zone périurbaine et rurale pour des raisons financières) et de choix de consommation parfois contraints (la symbolique d’occupation de ronds-points desservant des centres commerciaux prenant ici tout son sens) est mise à mal par l’impossibilité d’imaginer, dans leurs territoires d’existence, des alternatives à ce destin.

Références

Annexe : DonnĂ©es et mĂ©thodologie

Les données

Le Baromètre de la confiance est une enquête menée par le CEVIPOF (Sciences Po). La vague d’enquête a eu lieu en décembre 2018 et les premiers résultats sont parus dès janvier 2019. L’enquête comporte un échantillon de 2116 personnnes, représentatif de la population française.

La mobilisation des Gilets jaunes

Les donnĂ©es utilisĂ©es dans cette note proviennent de la carte interactive qui Ă©mane du site gilets-jaunes.com, oĂą chaque groupe de Gilets jaunes avait la possibilitĂ© de gĂ©olocaliser son action (blocage de rond-point, opĂ©rations pĂ©ages gratuits, barrages filtrants…) et de le relier au groupe Facebook correspondant. Nous avons pu extraire ces donnĂ©es depuis Google Maps, pour les dates du 17 novembre et autour du 20 dĂ©cembre.  Pour mesurer l’intensitĂ© du mouvement dans chaque dĂ©partement, nous reportons le nombre de blocages pour 100.000 habitants.

Le modèle « Conditions socio-économiques du bien-être »

Les enquêtes statistiques disponibles dans le domaine du bien-être subjectif ne permettent pas, pour des raisons techniques, de couvrir l’ensemble du territoire. Or, pour analyser le mouvement et sa géographie à l’aune des variables de bien-être subjectif, il est nécessaire d’avoir une mesure du bien-être moyen dans un territoire donné. Bien que subjectif, le bien-être est par certains aspects lié à des conditions sociales et économiques objectives, mesurables et quantifiables à différentes échelles. Ce sont ces relations que nous avons extraites, au niveau individuel, pour les extrapoler au niveau communal.

D’un point de vue technique, le modèle est fondĂ© sur une rĂ©gression linĂ©aire de la rĂ©ponse Ă  la question « De façon gĂ©nĂ©rale, ĂŞtes-vous satisfait de votre vie ? Â» sur un ensemble de variables socio-Ă©conomiques individuelles, et gĂ©ographiques. ConformĂ©ment aux principaux rĂ©sultats de la littĂ©rature sur le bien-ĂŞtre subjectif, le revenu, le statut d’emploi, l’âge et le niveau d’éducation jouent des rĂ´les très importants au niveau individuel. Ainsi, les variables objectives les plus pertinentes pour expliquer le bien-ĂŞtre ont Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©es pour aboutir au modèle prĂ©sentĂ© dans le tableau. suivant

Modèle des conditions socio-économiques
du bien-ĂŞtre
Satisfaction dans la vie (LS)
Variables Individuelles
16-24 ans 0.173***
(0.0469)
40-54 ans -0.288*** (0.0322)
55-64 ans -0.147***
(0.0365)
Inactif -0.381*** (0.0536)
Agriculteur 0.244**
(0.107)
Ouvrier -0.156***
(0.0425)
Employés -0.123***
(0.0327)
ĂŠtre au chĂ´mage -0.919***
(0.0569)
Niveau de vie (log) 0.706***
(0.0257)
Éducation inférieure au bac -0.131***
(0.0395)
Éducation supérieure au bac 0.178***
(0.0417)
Variables locales

Revenu médian de la commune 1.15e-05***
(3.56e-06)
Lyon 0.201***
(0.0769)
Paris -0.363***
(0.0759)
Constante 0.842***
(0.198)
Observations 18,851
R2 0.104

Écarts-types entre parenthèses. *** p<0.01, ** p<0.05, * p<0.1. Données: enquête CEVIPOF (Sciences Po)

Tableau 3: rĂ©sultats Ă©conomĂ©triques du modèle « Conditions socio-Ă©conomiques du bien-ĂŞtre Â»

Pour passer du niveau individuel Ă  l’échelle communale, nous avons extrait les coefficients de cette rĂ©gression initiale et reproduit le modèle Ă  partir de donnĂ©es communales issues du recensement (millĂ©sime 2015). Cet indicateur ne donne pas le bien-ĂŞtre subjectif moyen d’une commune mais plutĂ´t un indicateur des conditions socio-Ă©conomiques locales liĂ©es au bien-ĂŞtre subjectif. On peut donc en dĂ©duire des localitĂ©s « objectivement Â» malheureuses et d’autres « objectivement Â» heureuses, en ce qu’elles prĂ©sentent des conditions dĂ©favorables ou favorables au bien-ĂŞtre. Il est possible de faire de mĂŞme au niveau individuel lorsque le bien-ĂŞtre subjectif est inconnu.

Le modèle « Confiance et politique »

Ce second indicateur est d’une tout autre nature, bien que complémentaire du premier. L’étude menée par Algan et al. (2018) a montré des relations très fortes entre confiance interpersonnelle déclarée et vote. Pour obtenir l’indicateur de confiance interpersonnelle au niveau communal, il est donc possible d’extraire l’information révélée par le vote.

Modèle Confiance et Politique
Satisfaction dans la vie (prédite) 0.0863***
(0.00719)
Vote
Emmanuel Macron 0.154***
(0.0110)
Marine Le Pen -0.133***
(0.0128)
Benoît Hamon 0.257***
(0.0168)
Jean-Luc Mélenchon 0.179***
(0.0122)
Paris 0.0477**
(0.0218)
Constante -0.259***
(0.0458)
Observations 12,113
R2 0.083

Écarts-types entre parenthèses. *** p<0.01, ** p<0.05, * p<0.1. Données: enquête CEVIPOF (Sciences Po)

Tableau 4: RĂ©sultats Ă©conomĂ©triques du modèle « Confiance et Politique Â»

Nous avons ainsi régressé la confiance interpersonnelle des individus sur leurs votes (et au niveau de satisfaction dans la vie estimé dans la section précédente) pour agréger ensuite au niveau communal les valeurs révélées du degré de confiance de la commune. Les résultats de cette régression (tableau 2) sont en ligne avec les précédentes conclusions exposées en première partie.

De la même façon, les variables de vote les plus pertinentes sont conservées (à savoir le vote Le Pen, le vote Macron, le vote Hamon, le vote Mélenchon). Parce que la confiance interpersonnelle et la satisfaction dans la vie sont liées entre elles et au vote, le modèle inclut également le bien-être individuel prédit par le modèle CSEBE.

Suivant la même méthode, pour construire l’indicateur à l’échelle communale, les coefficients associés à chaque variable sont extraits de la régression au niveau individuel et associés aux résultats du premier tour de la présidentielle 2017 (au niveau municipal) et à la prédiction du modèle CSEBE à l’échelle de la commune.

  1. Comptage réalisé par le site beyond the maps.
  2. Le Monde, « Gilets jaunes » : une enquĂŞte pionnière sur la « rĂ©volte des revenus modestes ».
  3. IPSOS, « Intentions de vote europĂ©ennes : la RĂ©publique en Marche-MoDem en tĂŞte, une liste du Mouvement des «Gilets Jaunes» Ă  12% Â».
  4. La significativité de ces résultats est confirmée par l’analyse économétrique présentée dans le rapport Algan et al. (2018) où il est montré que la satisfaction dans la vie et la confiance interpersonnelle sont deux puissants déterminants du vote.
  5. La question posée dans le cadre du Baromètre de la confiance est différente de celle de la satisfaction dans la vie posée dans l’enquête EnEF2017 de laquelle est extraite la figure 6. Cependant, Les réponses à ces deux questions sont suffisamment corrélées et interdépendantes pour que l’on puisse les comparer.
  6. Pour la description du modèle, voir Annexe 2.
  7. Voir Annexe 2.
  8. Voir l’article du 21 novembre 2018 dans le Nouvel Obs à ce sujet.
  9. 13% dans notre échantillon, contre 8% pour ceux qui ne soutiennent pas le mouvement.