Bien-ĂŞtre et vote

Note
Observatoire du bien-ĂŞtre

Version PDF

Les catégories socio-économiques et géographiques traditionnelles du vote s’avèrent insuffisantes pour expliquer la forte pénétration du vote frontiste parmi des couches de la population aussi disparates que les jeunes, la classe moyenne ou la France périphérique et péri-urbaine.

Leur point commun : le mal-ĂŞtre et le pessimisme, le vote Front National n’est plus celui des classes populaires mais des classes malheureuses. La France pessimiste vote FN, la France optimiste vote Macron.

Auteurs :

Yann Algan, doyen de l’École d’Affaires Publiques (EAP) et Professeur d’économie à Sciences Po.

Elizabeth Beasley, chercheuse à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Martial Foucault, directeur du CEVIPOF.

Claudia Senik, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris.

Paul Vertier, doctorant en science Ă©conomie, DĂ©partement d’Ă©conomie de SciencesPo, affiliĂ© au LIEPP

Pour expliquer le vote frontiste, nous soutenons ici qu’il faut prendre directement le pouls de la France qui gronde en mesurant le bien-être des citoyens. En croisant plusieurs sources de données sur des milliers d’électeurs, nous examinons dans cette note le lien entre bien-être subjectif et vote extrême. Le point commun aux électeurs frontistes est un niveau de mal-être déclaré et de pessimisme face à l’avenir beaucoup plus élevé par rapport à celui des électeurs des partis traditionnels. Le niveau de mal-être est un facteur aussi important que les facteurs sociodémographiques et économiques traditionnellement étudiés pour prédire le vote frontiste, et ce mal-être ne se réduit pas seulement à ces facteurs traditionnels. Une commune ayant 1 point de bien-être subjectif de plus qu’une autre réduit de 10 points de pourcentage son score FN à l’élection présidentielle de 2012.

La relation entre mal-être et vote frontiste s’explique principalement par la crise des aspirations. Après dix ans de crise, l’électorat du Front national est celui qui a perdu espoir dans son avenir et dans celui de ses enfants. La crise des aspirations gagne des électorats très divers, bien au-delà des classes populaires et des classes moyennes, et est renforcée par un fort sentiment de dégradation du lieu de résidence. Le vote FN n’est plus celui des classes populaires, mais des classes malheureuses et pessimistes. À l’inverse, E. Macron capte l’électorat optimiste.

Mal-ĂŞtre et pessimisme : deux prĂ©dicteurs forts du vote FN

Nous exploitons les données de l’enquête électorale ENEF du CEVIPOF. En juillet 2016, plusieurs questions sur le bienêtre ont été ajoutées à cette enquête portant sur plus de 17 000 personnes. Les personnes interrogées sont invitées à indiquer leur niveau de satisfaction sur une échelle croissante de 0 à 10. Les graphiques en dessous comparent le niveau de satisfaction de vie et de satisfaction par rapport aux perspectives futures parmi les électeurs potentiels des cinq candidats favoris à l’élection présidentielle de 2017.

Les individus les moins satisfaits de leur vie actuelle et les plus pessimistes pour leur avenir expriment plus fortement une intention de vote en faveur de Marine Le Pen, puis pour Jean Luc Mélenchon. Les individus les plus satisfaits de leur vie actuelle et les plus optimistes ont davantage l’intention de voter Emmanuel Macron prioritairement, suivi de François Fillon et Benoît Hamon. Il existe un vrai clivage entre la France pessimiste, qui vote M. Le Pen, et la France optimiste, incarnée par le vote E. Macron.

Le rôle du bien-être est indépendant des caractéristiques sociodémographiques

La prise en compte du bien-ĂŞtre continue Ă  expliquer une grande partie du vote FN mĂŞme lorsqu’on contrĂ´le par les caractĂ©ristiques des individus. Le graphique de droite reprĂ©sente la relation entre la probabilitĂ© de vote dĂ©clarĂ©e, sur une Ă©chelle de 0 Ă  10, en faveur du Front National ou d’En Marche !, en fonction de leurs revenus.

La probabilité de voter en faveur du Front National est très élevée, de l’ordre de 45%, parmi les Français les plus pessimistes, et ce quel que soit le niveau de revenu. Les résultats sont similaires pour le statut en emploi et la catégorie socio-professionnelle. Que l’on dispose d’un revenu élevé ou bas, que l’on soit employé, chômeur ou retraité, que l’on soit ouvrier, employé ou cadre moyen, la probabilité de voter en faveur de M. Le Pen est de même ordre de grandeur et augmente avec le niveau de pessimisme.

A contrario, si on observe bien que l’intention de vote en faveur d’Emmanuel Macron est plus élevée chez les individus ayant des revenus élevés, elle diminue systématiquement avec le niveau de pessimisme, quels que soient les groupes concernés. Une fois encore, cette relation tient également pour le statut d’emploi et la catégorie socio-professionnelle.

Quelle est la part du vote extrĂŞme qui peut ĂŞtre expliquĂ©e par le bien-ĂŞtre ?

Dans le graphique ci-dessous, nous évaluons la contribution de différents types de variables à l’explication des variations observées en termes de préférences pour le Front National (voir l’annexe pour description des variables et méthodologie). Considérés ensemble, le bien-être, l’idéologie et les caractéristiques sociodémographiques des individus expliquent près de 16% des variations observées de la probabilité de voter FN (variance expliquée de référence).

Si l’idĂ©ologie est la composante qui, considĂ©rĂ©e sĂ©parĂ©ment, explique le plus le vote FN (reprĂ©sentant près de 45% de la variance expliquĂ©e de rĂ©fĂ©rence), le bien-ĂŞtre joue un rĂ´le aussi important que les variables sociodĂ©mographiques (en reprĂ©sentant environ 40% de la variance expliquĂ©e de rĂ©fĂ©rence). Par ailleurs, le bien-ĂŞtre ne se recoupe qu’imparfaitement avec les caractĂ©ristiques sociodĂ©mographiques de l’individu et son socle idĂ©ologique : si l’on combine simultanĂ©ment le bien-ĂŞtre et l’un ou autre de ces variables, la variance expliquĂ©e est très proche de la valeur qu’elle aurait prise si les groupes de variables n’étaient pas corrĂ©lĂ©s (elle ne lui est infĂ©rieure que de 10% dans chacun des deux cas). Par ailleurs, comme nous le montrons en annexe, le bien-ĂŞtre est fortement corrĂ©lĂ© aux valeurs dĂ©fendues par le Front National.

La crise économique, le rôle des aspirations et de l’éducation

Une première explication potentielle du lien entre mal-ĂŞtre et vote FN peut se trouver dans les consĂ©quences de la crise Ă©conomique qui a dĂ©marrĂ© en 2008-2009, notamment auprès des individus les moins diplĂ´mĂ©s. Le graphique Ă  droite, issu de l’enquĂŞte Gallup, suggère ainsi que suite Ă  la crise financière, une nette divergence dans l’évaluation de vie Ă  5 ans s’est opĂ©rĂ©e entre les aspirations des individus disposant d’une Ă©ducation secondaire et ceux disposant d’un diplĂ´me du supĂ©rieur, Ă  partir d’un niveau sensiblement identique en 2008. Quelles sont les consĂ©quences de cela sur le vote en faveur du Front national ?

Dans les graphiques ci-dessous, nous observons non seulement que la probabilitĂ© de voter FN diminue avec le niveau d’éducation, mais qu’elle augmente avec le niveau de pessimisme quel que soit le niveau d’éducation. Il existe cependant une importante diffĂ©rence gĂ©nĂ©rationnelle : chez les plus jeunes, les diffĂ©rences de niveau d’éducation semblent expliquer une part bien plus importante des diffĂ©rences de probabilitĂ© de vote, qui dĂ©croĂ®t beaucoup plus lentement avec le niveau d’optimisme quel que soit le niveau d’éducation.

Cela souligne donc le rôle primordial de l’éducation, qui a un rôle protecteur vis-à-vis de l’avenir au-delà de son simple effet sur le revenu. En revanche, parmi les + de 50 ans les plus pessimistes, la probabilité de voter FN est identique quel que soit le niveau d’éducation, sans doute car l’essentiel de leur vie active est derrière eux. Ceux sont donc les aspirations qui jouent un rôle essentiel dans les préférences politiques.

La perception d’un environnement dégradé

Au-delà du bien-être subjectif des individus et de leur satisfaction quant à leurs perspectives d’avenir, la perception qu’ils ont de leur cadre de vie (mesurée par l’évaluation subjective de la qualité de leur quartier) semble jouer un rôle particulièrement important.

La figure ci-dessus représente l’estimation de l’évolution de leur quartier, en fonction de leur intention de vote au premier tour de l’élection présidentielle. Les individus se déclarant proches du Front National sont bien plus enclins à penser que la qualité de leur quartier s’est dégradée au cours du temps.

Géographie du bien-être et du vote frontiste

En utilisant les données annuelles françaises de l’enquête Gallup, qui nous permettent d’estimer la relation entre les données sociodémographique et le bien-être, et les données de l’Insee sur les caractéristiques socio-demographiques des communes, nous estimons le bien-être par commune en France (les détails méthodologiques sont présentés en annexe).

Plus les communes ont un bien-ĂŞtre subjectif Ă©levĂ©, moins le vote FN est Ă©levĂ©. Une commune ayant 1 point de bien-ĂŞtre subjectif de plus qu’une autre aura un score Ă©lectoral du FN infĂ©rieur de 10 points de pourcentage aux Ă©lections prĂ©sidentielles de 2012 (graphique de gauche). Par ailleurs, l’évolution du bien-ĂŞtre subjectif sur la pĂ©riode 2009-2012 a Ă©galement un impact sur les rĂ©sultats Ă©lectoraux : si l’on compare, pour chaque ville, son rang dans la distribution nationale de mal-ĂŞtre en 2009 et 2012 (un rang infĂ©rieur signifiant un mal-ĂŞtre plus Ă©levĂ©), on constate que dans les villes qui ont dĂ©crochĂ© en termes de bien-ĂŞtre par rapport Ă  la moyenne nationale (c’est-Ă -dire les villes dont le rang de mal-ĂŞtre a diminuĂ© entre 2009 et 2012), le vote FN Ă©tait plus Ă©levĂ© en 2012. A titre d’exemple, des villes comme Brignoles, BĂ©ziers ou HĂ©nin-Beaumont sont marquĂ©es par un niveau Ă©levĂ© de vote FN, un niveau de bien-ĂŞtre prĂ©dit faible, et un dĂ©crochage en termes de bien-ĂŞtre par rapport aux autres villes de France.

Annexe sur les données et la méthodologie

De novembre 2015 à juin 2017, le CEVIPOF déploie un dispositif inédit de recherche, et notamment l’Enquête électorale française, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2017. En partenariat avec IPSOS et Le Monde, un panel de 25 000 personnes sera interrogé vingt fois durant vingt mois.

L’enquĂŞte Ă©lectorale ENEF du CEVIPOF nous permet de comparer systĂ©matiquement quelles sont les dimensions du bien-ĂŞtre selon lesquelles les Ă©lecteurs se diffĂ©rencient le plus (satisfaction financière, sens de la vie, Ă©volution de la situation personnelle, apprĂ©ciation de son avenir et de celui de ses enfants, qualitĂ© et Ă©volution du quartier). Parmi ces diffĂ©rentes dimensions, les Ă©lecteurs de Marine Le Pen se distinguent sur deux points : une très forte inquiĂ©tude face Ă  l’avenir (et notamment celui de leurs enfants), et un sentiment de dĂ©tĂ©rioration de leur quartier. Les rĂ©sultats de cette analyse sont reportĂ©s dans le Graphique 1. Le Graphique 2 reprĂ©sente quant Ă  lui le lien existant entre diffĂ©rentes valeurs dĂ©fendues par les personnes interrogĂ©es et leur niveau d’optimisme.

Coefficients de régressions linéaires de l’intention de voter Marine Le Pen sur différents indicateurs de bien-être, en contrôlant pour l’âge de l’individu, son niveau de revenu, son sexe et le diplôme le plus élevé qu’il a obtenu.
Coefficients de régressions linéaires des différentes variables représentant les valeurs de l’individu sur son niveau d’optimisme, en contrôlant pour l’âge de l’individu, son niveau de revenu, son sexe et le diplôme le plus élevé qu’il a obtenu.

MĂ©thodologie : Part de la variation de la probabilitĂ© de vote FN expliquĂ©e par diffĂ©rents types de variables

Nous classons ces variables en trois catĂ©gories. La première correspond aux caractĂ©ristiques sociodĂ©mographiques des individus : âge, sexe, catĂ©gorie socioprofessionnelle, catĂ©gorie socioprofessionnelle du père, niveau d’éducation et revenu. La seconde catĂ©gorie correspond au socle idĂ©ologique de l’individu : sa religion, son rapport Ă  l’égalitĂ© entre hommes et femmes, les valeurs qu’il inculque Ă  ses enfants, et son rapport Ă  l’homosexualitĂ©. La troisième catĂ©gorie a trait bien-ĂŞtre et au sentiment de rĂ©ussite de l’individu : satisfaction dans la vie et en termes de revenus, sens de la vie, sentiment de rĂ©ussite et qualitĂ© et Ă©volution du quartier, situation par rapport aux parents, satisfaction quant aux perspectives futures de l’individu et de ses enfants. Nous comparons la variance expliquĂ©e par chaque groupe de variable pris sĂ©parĂ©ment, ainsi que par leurs combinaisons, par rapport Ă  la variance qu’elles expliquent lorsqu’elles sont toutes considĂ©rĂ©es simultanĂ©ment (cette situation correspondant Ă  un R² ajustĂ© de 15.86%).

MĂ©thodologie : Bien-ĂŞtre (2012) et vote FN (2012) au niveau communal

Nous exploitons les donnĂ©es annuelles françaises de l’enquĂŞte Gallup pour Ă©tablir un modèle du bien-ĂŞtre national. Un modèle de rĂ©gression linĂ©aire multivariĂ©  permet d’établir comment les conditions de vie matĂ©rielles des Français (leur Ă©ducation, leur activitĂ© – ou inactivitĂ© – professionnelle, leurs revenus, âge, genre et habitat) permettent de rendre compte de leur bien-ĂŞtre subjectif. Ensuite, nous appuyant sur ce modèle national du bien-ĂŞtre subjectif, et sur le fait que les conditions de vie matĂ©rielles diffèrent d’une commune Ă  l’autre, pour calculer le niveau de bien-ĂŞtre subjectif moyen dans plus de 30.000 communes françaises. Le bien-ĂŞtre au niveau communal est alors comparĂ© aux rĂ©sultats Ă©lectoraux – au niveau communal – de premier tour du FN aux Ă©lections prĂ©sidentielles de 2012.

Les Graphiques 3 et 4 représentent la répartition géographique du vote FN aux élections présidentielles de 2012, et du bien-être en 2012. Les cartes présentent à la fois des similitudes et des différences. Ainsi, si le vote FN semble particulièrement élevé dans le Nord-Est et le Sud-Est du pays, il ne semble pas que le bien-être soit systématiquement plus faible dans ces zones. En revanche, le vote FN et le niveau de mal-être sont tous deux plus faibles dans les grandes villes que dans les zones plus rurales.

Carte du vote FN aux élections présidentielles de 2012
Carte du bien-être prédit en 2012

Par ailleurs, ces corrĂ©lations ne sont pas homogènes entre les communes : en utilisant des modèles de rĂ©gressions quantile, nous montrons ainsi que la corrĂ©lation entre bien-ĂŞtre – ou variation de bien-ĂŞtre – et vote frontiste est d’autant plus nĂ©gative que le vote frontiste est Ă©levĂ©. Ainsi, en 2012, si une augmentation d’un point de bien-ĂŞtre fait diminuer le premier dĂ©cile de vote FN de 7,3 points, elle fait diminuer le dernier dĂ©cile de vote FN de 14,3 points.

Variation de bien-ĂŞtre et vote FN en 2012