Note de l’Observatoire du Bien-être n°2022-11 : La Mobilité sociale perçue par les Français

Les Français se représentent leur société comme très inégalitaire mais, comme la plupart des Européens, s’y voient occuper une place de niveau intermédiaire – même si, aux côtés des Russes, des Italiens et des Japonais, ils sont plus nombreux que les autres à se voir sur les niveaux inférieurs de l’échelle sociale. Mais au-delà de cette position statique, comment perçoivent-ils leur mobilité sociale ?

La France fait partie des pays dont les habitants sont les plus nombreux en moyenne à penser avoir progressé par rapport à la position sociale de leurs parents – comme l’Allemagne, la Finlande et Israël par exemple, et à l’opposé de la Russie et du Japon. Pour ce concerne l’évolution future de leur position relative dans la société, la majorité des Français anticipe une certaine stabilité.

Ces perceptions dépendent aussi du revenu des individus : jusqu’aux deux quintiles les plus riches, tous anticipent une mobilité intra et inter-générationnelle ascendante. Ceux qui voient la société comme un sapin ou une toupie (peu de pauvres) sont beaucoup plus optimistes quant à leur propre trajectoire. Ceux qui l’imaginent comme une pyramide (inégalitaire) perçoivent une mobilité intergénérationnelle- mais pas intragénérationnelle- ascendante. Enfin, en ce qui concerne le lien avec le positionnement politique, c’est à droite que la mobilité ascendante est perçue comme la plus forte.

Au total, les Français se montrent assez optimistes quant à leur trajectoire de mobilité sociale, surtout par rapport à leurs parents, et l’image générale que forme leurs perceptions est celle d’une croyance largement partagée en un mécanisme de convergence vers la moyenne.

Cette note a été réalisée en partenariat avec Quetelet Progedo Diffusion

Dylan Alezra, Observatoire du Bien-être du Cepremap

Claudia Senik, Observatoire du Bien-être du Cepremap, Sorbonne-Université et PSE

Une image de la société particulièrement inégalitaire selon les Français

Lors d’une note précédente (Alezra et Senik 2022) fondée sur l’enquête ISSP1 nous analysions la manière dont les Français se représentent la répartition des revenus dans la société et leur propre place dans la hiérarchie sociale. Nous mettions en évidence deux observations contradictoires : d’une part, la plupart des Français interrogés pensent appartenir à la classe moyenne, mais, d’autre part, ils se font une idée très inégalitaire de la société française, à l’image d’une pyramide (type B sur la Figure 1), c’est-à-dire une grande proportion de pauvres et des effectifs de plus en plus faibles à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des positions. Mais comment se situe la France par rapport aux autres pays participant à la même enquête, et au-delà de leur position relative statique, comment les Français se représentent-ils leur trajectoire de mobilité sociale ?

Figure 1

La première leçon de l’enquête ISSP (2019) est que la France est le pays de l’échantillon qui se perçoit le plus largement comme une société inégalitaire, en forme de pyramide, c’est-à-dire comportant un grand nombre de pauvres et un nombre de personnes de plus en plus faible à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des revenus (Figure 2). Bien entendu, cette forme de pyramide ne correspond pas aux vœux de la population française, ni des autres pays, qui en majorité préféreraient une société en forme de pyramide inversée (beaucoup de riches et très peu de pauvres) ou de toupie (une grosse classe moyenne (Figure 3). Dans les pays nordiques, c’est d’ailleurs ainsi que les habitants perçoivent leur société, en forme de sapin ou de toupie. Notons la forte proportion de personnes qui voient leur société comme un sablier, c’est-à-dire très polarisée, dans certains pays anciennement socialistes : Russie, Croatie, Bulgarie, Slovénie et Lituanie (Figure 2).

Figure 2

Sachant que les Français pensent vivre dans une société pyramidale, à quel endroit s’y voient-ils chacun, personnellement ? En fait, comme la plupart des Européens, concernant leur propre position dans la hiérarchie sociale, représentée par une échelle de 1 à 10, la plus grande partie des Français se positionne sur les niveaux intermédiaires – entre 5 et 7. Cependant, avec les Russes, les Japonais et les Italiens, ils sont plus nombreux que les autres à se voir sur les échelons inférieurs à 5, et très peu à penser occuper les échelons supérieurs à 7. La Finlande, et dans une moindre mesure la Nouvelle-Zélande et Israël, sont les pays où la proportion de la population qui se voit sur les échelons supérieurs est la plus grande.

Figure 3

Près de la moitié des Français se voient sur une trajectoire de mobilité passée et future ascendante

On sait que les perspectives de mobilité comptent autant pour la satisfaction et le sentiment de justice que la position statique des personnes à un instant donné. Comment se positionne la France de ce point de vue ?

Rappelons qu’à ce sujet, les chiffres produits par les organismes spécialisés sont loin d’être parfaitement convergents. Ainsi, un rapport relativement récent de l’OCDE (OCDE 2019) décrit la France comme un pays connaissant une faible mobilité sociale, c’est-à-une forte inertie intergénérationnelle, semblable à l’Allemagne, soit un niveau beaucoup plus élevé que la Suède et le Danemark, et légèrement plus que l’Italie, le Royaume-Uni ou les États-Unis. Sous certaines hypothèses très controversées, l’OCDE a également calculé le nombre de générations nécessaires en moyenne pour que les enfants issus d’une famille modeste atteignent le revenu moyen du pays. Il faudrait en moyenne 6 générations pour converger vers le revenu moyen en France, contre 5 aux États-Unis et au Royaume-Uni, et 4,5 en moyenne dans les pays de l’OCDE. Ces chiffres qui ont marqué les esprits découlent cependant de l’hypothèse d’une progression constante des revenus pour chaque génération, ce qui ne correspond pas à la réalité. D’autres travaux de chercheurs conduisent à un diagnostic plus favorable et surtout, mettent en évidence la difficulté de séparer la mobilité des revenus de la déformation de la structure des rémunérations elle-même (Lefranc et Trannoy 2005; Lefranc 2018). L’article (Alesina, Stantcheva, et Teso 2018) montre que les Français (comme les autres Européens) ont tendance à sous-estimer la mobilité inter-générationnelle de leur société, contrairement aux Américains, alors qu’ils sont dans une situation plus favorable, notamment pour ce qui est de la mobilité des enfants originaires du quintile inférieur de revenus. Surtout, une étude récente de l’INSEE (Abbas et Sicsic 2022a; 2022b) contredit les conclusions pessimistes de l’OCDE. Elle compare les revenus d’adultes de 28 ans à ceux de leurs parents dix ans plus tôt. Parmi les enfants de parents défavorisés appartenant aux 20 % des ménages les plus modestes, un quart font partie à 28 ans des 40 % des ménages les plus aisés ; 12 % rejoignent les 20 % les plus riches. Plus de deux tiers des enfants de parents modestes gagnent mieux leur vie que ces derniers. A l’inverse, 15% des enfants de parents aisés connaissent une mobilité descendante et se retrouvent, à 28 ans, parmi les 20 % des ménages les plus modestes. Enfin, selon l’Insee, les enfants d’immigrés connaissent une mobilité ascendante plus forte que la moyenne, de 15 % contre 10 %. De fait, les analyses qui suivent montrent que les Français se voient généralement comme étant personnellement sur une trajectoire sociale dynamique.

Dans l’enquête ISSP, les personnes interrogées indiquent la position de leurs parents, leur position relative actuelle, ainsi que la position future qu’elles anticipent2. Concernant la mobilité intergénérationnelle (position actuelle – positon des parents), la France fait partie des pays dont les habitants sont les plus nombreux à se voir sur une position plus élevée que celle de leurs parents (Figure 4) et à anticiper une mobilité future ascendante (Figure 5), à l’opposé de la Russie et du Japon par exemple.

Les figures 6 et 7 illustrent d’une autre manière le même phénomène.

La figure 6 représente sur l’axe horizontal la position de leurs parents lorsqu’ils étaient enfants et sur l’axe vertical la position où se voient actuellement les individus interrogés. La diagonale représente la situation où ils pensent avoir conservé la même position relative que leurs parents. Les pays en dessous de la diagonale, la Russie, le Japon et l’Italie par exemple, sont ceux dont les habitants estiment, en moyenne, avoir connu une mobilité relative descendante par rapport à leurs parents. La France est au contraire bien au-dessus de la diagonale, de même que l’Allemagne, la Finlande et Israël par exemple.

La Figure 7 représente la position future anticipée par les individus en fonction de la position actuelle, qu’ils pensent occuper. Là encore, les Français sont en moyenne assez optimistes sur leurs perspectives de mobilité sociale ascendante, contrairement aux Allemands, aux Danois et surtout aux Japonais.

Un processus de « retour à la moyenne » ?

Les graphiques suivants permettent de préciser ces observations agrégées dans le cas de la France.

Les figures 8 et 9 illustrent le poids des personnes qui se voient sur une trajectoire intra- ou inter-générationnelle ascendante, stable ou descendante, en fonction de différents critères. Peu de gens pensent être issus de parents occupant les échelons sociaux les plus élevés (8, 9 et 10). Ceux qui situent leurs parents sur les échelons inférieurs se voient pour la plupart sur une trajectoire ascendante par rapport à ces derniers (Figure 8).

Si on fait abstraction des effectifs et que l’on s’intéresse aux perceptions au sein de chaque échelon (Figure 9), il est frappant de constater que jusqu’à l’échelon 4, la majorité des gens se voient sur une trajectoire ascendante par rapport à la position relative de leurs parents, alors que, de manière symétrique, la plupart des personnes qui pensent être issues de parents position relativement favorisés, se voient sur une trajectoire descendante. Ainsi, la mobilité intergénérationnelle telle que les Français l’imaginent peut être décrite comme un processus de « retour à la moyenne ».

Revenu, classe sociale et positionnement politique

Les figures suivantes distinguent ces perceptions selon le revenu des individus enquêtés. Ceux du quintile le plus pauvre (moins de 1067 euros) pensent occuper une position moins élevée que celle de leurs parents, mais anticipent une progression. Les trois quintiles au-dessus se voient sur une trajectoire ascendante à la fois intergénérationnelle et intragénérationnelle. Mais les deux quintiles les plus riches n’anticipent plus de mobilité ascendante, bien qu’ils se situent en moyenne aux alentours du sixième barreau de l’échelle sociale. (Figure 11).

Figure 11

Pour ce qui est de la classe sociale perçue, seuls ceux qui se voient dans la « classe inférieure ou des exclus » perçoivent une mobilité intergénérationnelle descendante. Toutes les autres classes se voient sur une trajectoire inter-générationnelle et intra-générationnelle ascendante (Figure 12).

Figure 12

La trajectoire perçue est-elle liée à la représentation que les individus se font de la société ?

La figure 13 montre que ceux qui voient la société comme un sapin ou une toupie (peu de pauvres) sont beaucoup plus optimistes quant à leur propre trajectoire (et se positionnent au-dessus de l’échelon médian). Ceux qui l’imaginent comme une pyramide perçoivent une mobilité intergénérationnelle- mais pas intragénérationnelle- ascendante, et se positionnent légèrement au-dessous de l’échelon médian. De façon surprenante, ceux qui l’imaginent comme un sablier (société polarisée) pensent également être sur une trajectoire dynamique, même s’ils se positionnent au bas de l’échelle, au-dessous de l’échelon médian.

Figure 13

Enfin, en ce qui concerne le lien avec le positionnement politique (figure 14), c’est à droite que la mobilité ascendante est perçue comme la plus forte. Bien entendu, en termes de niveau, la droite et le centre se positionnent sur des échelons plus élevés que les autres sensibilités politiques (au-dessus de 5).

Figure 14

Au total, malgré une vision assez inégalitaire de la société dans son ensemble, pour ce qui est de leur position personnelle et surtout de leur trajectoire personnelle de mobilité sociale intergénérationnelle et intragénérationnelle, les Français, à l’exception de ceux qui se voient tout en bas de l’échelle sociale, se montrent assez optimistes.

Annexe

Données

L’enquête française Inégalités sociales a été conduite via le panel Elipss entre mars et avril 2021, auprès d’un échantillon national représentatif de panélistes. Les résultats sont présentés ici pour les 1674 réponses valides. Ils sont redressés en fonction du genre, de l’âge et de la catégorie socioprofessionnelle pour compenser les biais d’échantillonnage. Les données françaises sont accessibles sur le portail Quetelet Progedo Diffusion, et les données internationales sur le portail Gesis.

ISSP, ZA7600 (v2.0.0), doi:10.4232/1.13829

Définition du positionnement et de la mobilité sociale

Position sociale actuelle : Dans notre société, il y a des groupes qui sont plutôt au sommet de la société et d’autres qui sont plutôt en bas. Voici une échelle qui va du sommet au bas. Où vous situeriez-vous sur cette échelle ? (de 1 à 10)

Position sociale des parents : Et lorsque vous pensez à la famille où vous avez grandi, où l’auriez-vous située sur cette échelle ? (de 1 à 10)

Position sociale anticipée : Et dans 10 ans, où pensez-vous être situé sur cette échelle ? (de 1 à 10)

Mobilité sociale inter-générationnelle : position actuelle – position des parents ?

Mobilité sociale intra-générationnelle : position anticipée – position actuelle.

Variables de segmentation

Quintiles de revenus : nous les définissons à l’aide de la distribution des revenus dans l’enquête.

Classes sociales : A quelle classe sociale diriez-vous que vous appartenez ?

  • La classe inférieure, les exclus
  • La classe moyenne inférieure
  • La classe moyenne
  • La classe moyenne supérieure
  • La classe supérieure

Positionnement politique : En politique, les gens parlent de gauche et de droite. Vous-même, diriez-vous que vous vous situez…

  • très à gauche
  • à gauche
  • au centre
  • à droite
  • très à droite
  • ni gauche, ni de droite
  • ne peut pas se positionner

Bibliographie

Abbas, Hicham, et Michaël Sicsic. 2022a. « Qui gravit l’échelle des revenus par rapport à ses parents ? » Documents de travail Insee, no 2022‑04 (mai). https://www.insee.fr/fr/statistiques/6444945.

———. 2022b. « Une nouvelle mesure de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France ». 73. Insee Analyses. Paris, France: Insee. https://www.insee.fr/fr/statistiques/6441712.

Alesina, Alberto, Stefanie Stantcheva, et Edoardo Teso. 2018. « Intergenerational Mobility and Preferences for Redistribution ». American Economic Review 108 (2): 521‑54. https://doi.org/10.1257/aer.20162015.

Alezra, Dylan, et Claudia Senik. 2022. « La France, société de classes moyennes ou pyramide inégalitaire ? » Note de l’Observatoire du bien-être du CEPREMAP, no 2022‑07 (mai). https://www.cepremap.fr/2022/05/note-de-lobservatoire-du-bien-etre-n2022-07-la-france-societe-de-classes-moyennes-ou-pyramide-inegalitaire/

Lefranc, Arnaud. 2018. « Intergenerational Earnings Persistence and Economic Inequality in the Long-Run : Evidence from French Cohorts, 1931-1975 ». hal-02528217. Post-Print. Post-Print. HAL. https://ideas.repec.org/p/hal/journl/hal-02528217.html.

Lefranc, Arnaud, et Alain Trannoy. 2005. « Intergenerational Earnings Mobility in France: Is France More Mobile than the US? » Annales d’Économie et de Statistique, no 78: 57‑77. https://doi.org/10.2307/20079128.

OCDE. 2019. « L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale ». https://www.oecd-ilibrary.org/content/publication/bc38f798-fr.

  1. International Social Survey Program (2019). Les questions que nous exploitons ici sont issues d’un module thématique sur les inégalités. Prévu pour 2019, ce module a été administré en France en 2021.
  2. Pour rappel :

    Position sociale actuelle : Dans notre société, il y a des groupes qui sont plutôt au sommet de la société et d’autres qui sont plutôt en bas. Voici une échelle qui va du sommet au bas. Où vous situeriez-vous sur cette échelle ? (de 1 à 10)

    Position sociale des parents : Et lorsque vous pensez à la famille où vous avez grandi, où l’auriez-vous située sur cette échelle ? (de 1 à 10)

    Position sociale anticipée : Et dans 10 ans, où pensez-vous être situé sur cette échelle ? (de 1 à 10)

    Mobilité sociale inter-générationnelle : position actuelle – position des parents.

    Mobilité sociale intra-générationnelle : position anticipée – position actuelle.