Polarisation du marché du travail : Y a-t-il davantage d’emplois peu qualifiés ? Une réponse

France Stratégie a publié le 14 décembre 2020 une Note d’analyse intitulée Polarisation du marché du travail : Y a-t-il davantage d’emplois peu qualifiés ?1. Les auteurs de cette note contestent les résultats exposés dans l’Opuscule du CEPREMAP La Polarisation de l’emploi en France, ce qui s’est aggravé depuis la crise de 2008, publié en mars 2019 par Ariell Reshef2 et Farid Toubal3. Les auteurs ont souhaité apporter ici une réponse à cette note de France Stratégie.

Une récente Note d’analyse de France Stratégie défend l’idée d’une absence de polarisation de l’emploi en France au cours des 25 dernières années. Si l’effort de comparaisons entre sources de données et méthodologies qui fonde cette note est du meilleur aloi, force est de reconnaître que certaines sources de données et certaines méthodes sont préférables à d’autres. En mobilisant les meilleures sources disponibles et au moyen d’une analyse méticuleuse, nous avons conclu que la polarisation de l’emploi en France est une réalité, même si cette réalité est complexe.

La polarisation de l’emploi est un processus graduel de séparation du travail en deux « pôles » : d’un côté les travailleurs bien payés, et de l’autre les travailleurs mal payés, avec assez peu de monde entre les deux. On décrit souvent cette polarisation comme la rencontre de trois tendances lourdes et simultanées :

  1. Une augmentation de la part dans l’emploi des travailleurs peu qualifiés
  2. Une diminution de la part des emplois intermédiaires
  3. Une augmentation de la part des emplois à hauts salaires.

Une telle conjonction conduirait à une forme en U de l’évolution de la part des emplois en fonction du salaire. Cette part augmenterait aux deux extrémités, et diminuerait pour les salaires médians. Les points 2 et 3 ci-dessus ne font pas débat appliqués au marché du travail français des 25 dernières années. Le débat porte sur le premier point, la part des emplois peu qualifiés. Des différences dans les sources de données, les échantillons retenus, le niveau d’agrégation de l’analyse et la définition qu’on se donne de la limite entre emplois peu qualifiés et emplois intermédiaires peuvent affecter l’évaluation qu’on donne à l’existence ou l’importance de cette branche de gauche du U, de l’augmentation – ou non – de la part des emplois peu qualifiés.

En particulier, la Note d’analyse semble vouloir montrer que la part de l’emploi des travailleurs les moins payés (les deux premiers déciles) n’a pas beaucoup changé, conduisant à une forme en J plutôt qu’en U. Pourtant, le graphique 5 de cette Note, reproduit ci-dessous, implique bien un phénomène de polarisation : la part dans l’emploi des salariés du milieu de la courbe diminue, tandis que celle des salariés à chaque extrémité augmente. La ligne pointillée elle-même souligne cette tendance.

Le Graphique 5 de France Stratégie, ci-dessus, repose sur des données d’enquête. Structurellement, les enquêtes ont tendance à sous-représenter les travailleurs les moins payés et donc à être moins fiables sur cette population, qui est au centre de la présente discussion. En outre, même si la part des emplois faiblement payés était resté stable, ainsi que le dit la note de France Stratégie, cela impliquerait quand même une polarisation de l’emploi en France. Nonobstant tout ceci, une analyse robuste de la même enquête que celle utilisée par France Stratégie fait apparaître une polarisation claire, représentée dans la Figure 1 ci-dessous4.

Figure 1
Cette figure est construite avec la méthodologie de Autor et Dorn (2013)5 sur la base de l’Enquête Emploi de l’Insee. Il s’agit donc des mêmes données que celles mobilisées par France Stratégie pour le Graphique 5 de leur note. Chaque catégorie d’emploi est classée sur l’axe des abscisses selon son salaire moyen, exprimé en percentile de la distribution des salaires. L’axe Y exprime l’évolution en points de pourcentage de la part de chaque catégorie d’emploi entre 1994 et 2008. Nous remercions Sébastien Bock pour cette figure.

Notre propre travail, qui utilisait des données administratives pratiquement exhaustives (les DADS, Déclarations annuelles de données sociales), montrait une claire forme en U, illustrée par la Figure 26. Nous expliquons ci-dessous pourquoi cette source de données est à notre sens supérieure à l’Enquête emploi pour traiter cette question.

Figure 2
Cette figure est construite sur la base des DADS. Sur l’axe des abscisses, chaque grande catégorie d’emploi, construite à partir des classifications de l’Insee, est positionnée selon son salaire moyen en 1994. La largeur de chaque barre correspond à la part de cette catégorie dans l’emploi en 1994. L’axe des Y représente, comme dans la Figure 1, l’évolution en points de pourcentage de la part de chaque catégorie dans l’emploi entre 1994 et 2013.

Nous entendons donc clarifier ici les principaux points de divergence, et montrer que nous avons effectivement assisté à une polarisation de l’emploi en France sur les dernières 20 à 25 années.

Tout d’abord, le plus important est probablement de remarquer qu’une évolution en J implique aussi une polarisation de l’emploi. En effet, même si la part des emplois peu payés reste constante (disons par exemple 25 % de l’emploi), cette part augmente relativement à la part des emplois intermédiaires, qui diminue. Si ce phénomène se prolonge dans le temps, alors la société se structure en deux classes, les travailleurs peu payés et les travailleurs à hauts salaires, avec au final peu de monde au milieu (il s’agit précisément du phénomène de disparition des classes moyenne). Un processus en U conduit plus rapidement à une telle structure, mais la tendance est la même.

Socialement, un scénario préférable aurait été d’assister à une diminution de la part des emplois les moins bien payés (ce qui s’est produit durant les années 1980 et le début des années 1990), conduisant à une « ascension des emplois » (“occupational upgrading”) selon les termes de certains sociologues7. Ce n’est toutefois pas à ce à quoi conduisent des évolutions en U ou en J, conduisant aux inquiétudes sur les conséquences sociales et politiques de la polarisation du marché de l’emploi.

En second lieu, il importe de reconnaître que les emplois à bas salaires sont très probablement sous estimés, en particulier dans les enquêtes du type Enquête emploi, qui fonde l’analyse de France Stratégie. Les immigrants, les travailleurs du secteur informel ainsi que d’autres catégories à bas salaires ont une moindre probabilité d’être retenus dans l’échantillon (parce qu’ils ne sont parfois pas présents dans les bases d’échantillonnage, typiquement les travailleurs en situation irrégulière), et ils sont aussi moins susceptibles de répondre aux enquêteurs lorsqu’ils sont effectivement retenus dans l’échantillon (du fait d’horaires de travail décalés ou de méfiance à l’égard des finalités de l’enquête). Bien évidemment, les instituts statistiques font de leur mieux pour corriger ces biais, qu’ils connaissent bien, au moyen de pondérations à appliquer dans l’analyse. Ces méthodes de redressement sont notoirement imparfaites, dans la mesure où elles reposent nécessairement sur les données qui ont pu être collectées, elles-mêmes biaisées. Par contraste, les données administratives, comme les DADS que nous mobilisons, sont pratiquement exhaustives (à l’exception évidemment d’une partie secteur informel), et montrent une claire évolution en U. Néanmoins, nous avons vu qu’en utilisant une méthodologie de référence, nous observons aussi une forme en U dans les données de l’Enquête emploi.

En outre, tant notre analyse que celle de France Stratégie ne porte que sur les emplois. Elles négligent donc le chômage, qui a fortement augmenté depuis 2008. Cela masque donc l’étendue réelle de la croissance de la part des travailleurs peu qualifiés dans la population active dans son ensemble, et pas seulement parmi les actifs employés.

En troisième lieu, définir les catégories d’emploi selon le niveau de qualification, c’est-à-dire le niveau de diplôme, ainsi que le fait France Stratégie dans une partie de son analyse peut induire en erreur. Par exemple, les chauffeurs professionnels (chauffeurs de poids lourds, etc.) ne sont en général pas des diplômés de l’enseignement supérieur. Ils bénéficient toutefois de niveaux de salaires correspondant à des professions intermédiaires, et ont vu leur part dans l’emploi augmenter ces dernières années. Dans le même temps, les ouvriers qualifiés (ouvriers qualifiés de type industriel) et les employés administratifs, qui occupent des positions similaires en termes de salaire – mais pas de niveau de qualification – ont vu leur part dans l’emploi diminuer. L’analyse en termes de niveau de qualification est en outre rendue plus complexe par la massification de l’enseignement supérieur. De plus en plus de jeunes travailleurs obtiennent un diplôme universitaire, sans que cela leur donne nécessairement accès à des emplois de niveau correspondant. Cette complexité manifeste est le cœur de notre argument ici : les qualifications formelles (diplômes) ne constituent pas le bon indicateur pour mesurer la polarisation. De fait un des aspects les plus inquiétants de la disparition des emplois de classes moyennes est que cela concerne de nombreux travailleurs qui avaient investi dans leur formation et fait des études supérieures.

En quatrième lieu, il importe de prendre en compte le rôle particulier de certains secteurs. Ainsi que nous l’avons montré, la polarisation, y compris l’augmentation de la part des emplois à bas salaires, est particulièrement forte dans l’emploi non-agricole et non-industriel du secteur privé, soit dans 85 % de l’emploi total. Les salariés agricoles et de l’industrie (quel que soit leur niveau de qualification) ont été affectés par le progrès technique et la mondialisation du dernier quart de siècle d’une manière très différente des salariés du secteur des services. De fait, exclure les secteurs directement liés à l’agriculture dans le Graphique 5 de France Stratégie accentue la visibilité d’une augmentation de la part des emplois à bas salaires. Si par ailleurs on assiste à une augmentation de la part des employés du secteur de la santé, qui relèvent des salaires intermédiaires, les forces derrière cette augmentation, essentiellement de nature démographique (vieillissement), sont très différentes des moteurs technologiques de la polarisation, liés aux technologies de l’information et de la communication, qui font pratiquement consensus parmi les économistes.

La Note de France Stratégie conclut qu’il n’est pas évident que la France ait plus polarisé son marché de l’emploi que d’autres économies similaires en Europe. Nous ne contestons pas ce point, car de telles comparaisons internationales sont fondamentalement délicates, du fait des différences de sources de données, de méthodes statistiques et de fonctionnement des marchés du travail nationaux. L’OCDE a tenté de créer des bases de données harmonisées sur ce point, un travail qui requiert de nombreuses décisions faisant appel au jugement de l’analyste. De fait, le positionnement que l’OCDE affecte à la France en termes de polarisation comparée de son marché de l’emploi varie selon les publications8. Toutefois, l’absence d’une polarisation relativement au reste de l’Europe n’implique pas une absence de polarisation dans l’absolu.

Nous maintenons donc les conclusions de La Polarisation de l’emploi en France, à savoir que l’emploi du secteur privé en France s’est nettement polarisé depuis le milieu des années 1990, et que cette tendance s’est accentuée suite à la crise de 2008.

  1. Jolly, C. et Dherbécourt, C. « Polarisation du marché du travail : Y a-t-il davantage d’emplois peu qualifiés ? », France Stratégie, Note d’analyse, déc. 2020 n° 98.
  2. CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris School of Economics and CEPII, ariell.reshef@psemail.eu
  3. University of Paris-Dauphine – PSL, CEPII, CESIfo and CEPR, farid.toubal@dauphine.psl.eu
  4. La Figure 1 est adaptée du travail de Sébastien Bock, doctorant à l’École d’économie de Paris sous la direction de Jean-Olivier Hairault, Francois Langot et Ariell Reshef. Nous remercions Sébastien d’avoir réalisé pour nous cette figure.
  5. Autor, David H., and David Dorn. 2013. “The Growth of Low-Skill Service Jobs and the Polarization of the US Labor Market.” American Economic Review, 103 (5): 1553-97.
  6. Reshef A. and Toubal, F., 2019, La Polarisation de l’emploi en France, ce qui s’est aggravé depuis la crise de 2008, CEPREMAP. And Harrigan, J., Reshef, A. and Toubal, F. (forthcoming) “The March of the Techies: Job Polarization Within and Between Firms”, Research Policy.
  7. Oesch, D., 2013. Occupational change in Europe: how technology and education transform the job structure. Oxford University Press.
  8. Par exemple, dans son travail de 2019, Under Pressure: The Squeezed Middle Class, https://read.oecd-ilibrary.org/social-issues-migration-health/under-pressure-the-squeezed-middle-class_689afed1-en#page1, la France a un degré de polarisation entre 1995 et 2015 comparable à la moyenne des pays de l’OCDE. Mais une autre publication de la même année, Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2019, http://www.oecd.org/employment-outlook/2019/index-fr.html, souligne que la France est un des pays où l’emploi s’est le plus polarisé.
Publié le dans Axe 2