Note de l’Observatoire du Bien-être n°2022-08 : Malheur éphémère, bonheur durable

La plupart de nos travaux s’intéressent aux facteurs observables qui ont un effet sur le bien-être subjectif – le revenu, le diplôme, le fait d’être en couple, etc. La satisfaction à l’égard de notre vie peut cependant aussi dépendre non seulement de notre situation actuelle, mais aussi de notre situation passée, et de comment nous l’avons ressenti.

Un récent article de recherche jette un éclairage sur cet effet de mémoire, et met en évidence trois résultats principaux:

  • Les personnes les plus satisfaites de leur vie tendent à le rester ;
  • Au contraire, les personnes les plus insatisfaites le restent moins longtemps ;
  • Le fait d’être initialement très satisfait ou insatisfait pèse plus lourd dans l’appréciation de sa vie que les principaux facteurs externes.

Ces résultats fondent une politique du bien-être qui agit à la fois sur la prévention des chocs négatifs, sur l’accélération des sorties de l’insatisfaction forte, et sur la promotion des facteurs contribuant à un niveau élevé de bien-être.

Cette Note adapte l’article de L. Wilner, « The persistence of unhappiness: trapped into despair? », Oxford Economic Papers, 2021, 1–27, doi:10.1093/oep/gpab055

Lionel Wilner, Crest

Mathieu Perona, Observatoire du Bien-être du Cepremap

L’Observatoire du bien-être défend l’idée que le bien-être subjectif constitue non seulement une mesure riche d’enseignements, mais aussi un objectif légitime de la politique publique. Nous nous attachons donc à comprendre les leviers qui permettent d’améliorer le bien-être. Or, trois grandes visions a priori du bien-être subjectif sont possibles, avec des implications sensiblement différentes sur ce que doit être une telle politique.

Une première vision postule que notre niveau de bien-être dépend essentiellement de nos circonstances extérieures : revenu, vie familiale et amicale, aménités du lieu de vie, environnement, perspectives d’avenir individuel et collectif, etc. Cette approche fonde les travaux qui cherchent à mettre en évidence les déterminants du bien-être subjectif. En connaissant ces déterminants, on peut alors définir les politiques qui pourront le plus efficacement contribuer au bien-être : soutien financier aux plus pauvres, lutte contre la souffrance mentale, accès à des espaces verts en sont des exemples. L’ampleur et la régularité des corrélations entre certains éléments et le bien-être, ainsi que des expérimentations aléatoires contrôlées, attestent de l’influence, parfois durable, de nombreuses circonstances sur notre bien-être ressenti.

Une deuxième vision, à l’inverse, suggère que nous avons une tendance fixe à être heureux ou malheureux. Les événements de notre vie nous en font dévier un temps, mais hors choc majeur (accident conduisant à un handicap lourd par exemple), nous tendons à revenir à ce niveau de référence. Il serait dans ce cas difficile d’affecter durablement le bien-être d’un individu, mais il serait en revanche possible de réduire en moyenne le mal-être en diminuant la fréquence des événements qui ont un impact négatif, fût-il temporaire : normes de sécurité, allocations chômage généreuses et aide au retour à l’emploi, accompagnement des jeunes parents ou des proches de personnes décédées. En suivant les mêmes personnes dans le temps, on a ainsi pu mettre en évidence un phénomène d’adaptation à de nouvelles situations comme un mariage, un divorce ou un deuil. Cette adaptation est toutefois partielle et dépend des événements. Ainsi, on ne constate pas d’adaptation à être au chômage : les personnes qui perdent leur emploi restent moins satisfaites de leur vie.

Une troisième perspective représente le bien-être subjectif comme un sentiment qui se construit au fur et à mesure des événements de la vie : deux personnes dans la même situation objective n’auront pas la même évaluation de leur vie selon les épreuves qu’elles ont ou non traversées. Cette dépendance au chemin suivi fait du bien-être ressenti aujourd’hui la résultante des expériences passées. Ces expériences laissent des traces sur l’appréciation courante, traces qui mettent plus ou moins longtemps à s’effacer. Dans ce cadre, l’action publique peut non seulement améliorer les circonstances actuelles, mais aussi agir à plus long terme en évitant les expériences qui ont un impact négatif durable sur le bien-être, et en favorisant celles qui ont un effet positif de long terme.

Cette présentation est évidemment une simplification. On peut imaginer de multiples combinaisons de ces trois dynamiques, par exemple la constitution, à partir des expériences de l’enfance et de l’adolescence, d’un point de référence dont on dévierait peu une fois adulte. Une telle situation appellerait alors à des politiques assez fondamentalement différentes selon l’âge des personnes.

L’étude  « The persistence of unhappiness: trapped into despair ? »1 sur laquelle repose cette Note montre que dans plusieurs pays, les trajectoires effectives correspondent à un mélange entre une réaction à l’environnement et une dépendance au chemin. En analysant plusieurs enquêtes de panel qui suivent les personnes sur plusieurs années, cette étude mesure que :

  • Les personnes les plus satisfaites de leur vie ont tendance à le rester. Elles transitent relativement peu souvent vers l’insatisfaction. Cela concerne non seulement les personnes initialement les plus heureuses, celles qui le sont quand elles entrent dans l’échantillon, mais aussi celles qui accèdent en cours de route à un niveau de satisfaction élevé.
  • Les personnes insatisfaites le restent généralement peu de temps, au contraire. Si on suit une personne initialement peu satisfaite de sa vie, son appréciation s’améliore à l’horizon de quelques années.
  • Le fait d’être initialement très satisfait ou insatisfait pèse plus lourd dans l’appréciation de sa vie que les principaux facteurs externes.

Rapportés aux trois visions ci-dessus, ces résultats indiquent que s’il peut exister une forme de point de référence, les effets de la trajectoire et des événements externes passés sont suffisamment forts pour être mesurables sur plusieurs années. Il est donc possible de s’éloigner durablement d’un hypothétique point de référence.

Par ailleurs, l’analyse des trajectoires montre qu’il y a relativement peu de trajectoires descendantes depuis un haut niveau de satisfaction. Cette relative rareté vient contredire l’idée que nous nous habituerions aux circonstances qui nous rendent très satisfaits de notre vie, au point de revenir vers une évaluation moins positive de notre situation. Au contraire, il semble que si un événement extérieur – par exemple la rencontre d’une compagne ou d’un compagnon – nous conduit à un niveau de satisfaction élevé, nous tendons à y rester.

À l’autre extrémité de l’échelle, la faible persistance de l’insatisfaction suggère que le mal-être n’est en général pas un état durable, mais une étape sur des trajectoires de vie qui s’améliorent ensuite.

En termes de politiques publiques, ces résultats invitent à prévenir les événements qui conduisent à des faibles niveaux de satisfaction, dans la logique d’une fonction d’assistance ou d’aide sociale assurée par la protection sociale (cf. image du « filet » garanti par cette dernière). Ils suggèrent encore de déployer les moyens qui permettent de sortir de ces situations induisant une insatisfaction le plus rapidement possible. Ils mettent enfin en lumière l’intérêt d’une toute autre gamme d’actions qui conduisent à des niveaux de satisfaction élevés, puisque ces actions ont un impact particulièrement durable, induisant ainsi une forme de résistance aux chocs négatifs.

De la stabilité collective aux trajectoires individuelles

Une distribution stable

Si on la prend sur le long terme, la satisfaction dans la vie des Français est assez stable en moyenne (Figure 1). Dans l’ensemble, environ 6 % des personnes se déclarent insatisfaites, déclarant ainsi un niveau de satisfaction dans la vie compris entre 0 et 4 sur une échelle de 0 à 10. Nous avons ensuite un répondant sur cinq à peu près pour qui les choses ne vont ni bien ni mal (niveaux 5 et 6), puis une grosse moitié de la population qui estime que sa vie est plutôt satisfaisante (niveaux 7 et 8), et enfin 17 % de très satisfaits (niveaux 9 et 10). Notre tableau de bord trimestriel montre que cette répartition évolue en fonction de l’actualité, mais sans bouleversement majeur depuis que ces indicateurs existent. Internationalement, on constate de même une grande stabilité de ces évaluations, qui ne sont profondément modifiées que par des événements dramatiques comme une guerre dans le pays.

Figure 1 : Distribution d’ensemble des réponses

Cette stabilité d’ensemble peut toutefois cacher des trajectoires individuelles très mobiles : si d’une année sur l’autre, la moitié des personnes voit son bien-être s’améliorer d’un cran et l’autre moitié diminuer d’un même cran, la distribution sera la même les deux années, mais pas les situations individuelles. C’est ce que nous avions d’ailleurs constaté au sujet du passage à la retraite en France : en moyenne, le passage à la retraite a un effet nul sur le bien-être, mais un tiers des personnes étaient plus satisfaites après la retraite qu’avant, un tiers l’était moins, et seul le tiers restant avait conservé la même évaluation de sa vie. Il importe donc d’évaluer et de comprendre les variations annuelles au niveau individuel.

Des mobilités individuelles limitées

Pour évaluer l’ampleur des changements d’évaluation, nous considérons la différence entre la plus haute et la plus basse satisfaction déclarée par une même personne. Par construction, cet écart varie entre 0, pas de changement, et 10, un passage d’un extrême à l’autre. La Figure 2 représente la part de chacun des écarts possibles. Un peu plus d’une personne sur 10 indique la même satisfaction chacune des années de sa présence dans l’enquête, et pour plus d’un tiers, l’écart est d’un seul cran sur l’échelle. À l’autre extrême, les amplitudes de plus de quatre crans ne concernent que 12 % des répondants.

Figure 2 : Distribution des écarts maximaux

Et asymétriques : l’insatisfaction dure moins que la satisfaction

La Figure 3 représente les transitions observées en moyenne d’une année à l’autre. Pour faciliter la lecture, nous avons regroupé les évaluations, qui vont de 0 à 10, en quatre catégories. Cette représentation confirme la stabilité des évaluations : mis à part les insatisfaits, la majorité des personnes déclarent une catégorie de satisfaction identique à celle qu’ils avaient sélectionnée l’année précédente.

Figure 3 : Flux et transitions

Cette persistance est moins marquée chez les insatisfaits, qui sont nombreux à monter vers la catégorie supérieure, voire à rejoindre la part la plus large des personnes satisfaites (réponses 7 et 8). Inversement, les personnes initialement très satisfaites soit le restent, soit ne descendent que d’une catégorie (essentiellement, il s’agit de personnes qui passent de 9 à 8).

En représentant toutes les transitions, la Figure 3 met en évidence les flux entrants et sortants les plus importants en nombre. Ainsi, les passages de la catégorie des Satisfaits aux Modérément satisfaits représentent une part somme toute faible des Satisfaits (16 %), mais un flux numériquement important en raison du grand nombre de personnes dans cette catégorie.

Pour la Figure 4, nous représentons ces mêmes transitions en proportion de leur catégorie de départ. Cette représentation a l’inconvénient d’accorder un poids identique aux différentes catégories, mais elle met davantage encore en évidence l’asymétrie entre les Très satisfaits et les Insatisfaits. Plus de la moitié des Très satisfaits le restent ainsi l’année suivante, contre 46 % des Insatisfaits. Ceux-ci sont 16 % à se déclarer Satisfaits l’année suivante, soit un saut d’au moins trois crans sur l’échelle de 0 à 10. L’insatisfaction apparaît donc plutôt comme une situation transitoire, tandis que la satisfaction semble plus durable.

Figure 4 : Parts moyennes des transitions en fonction du niveau de satisfaction de départ

Effet des trajectoires, effet des circonstances

Cette persistance (ou non) de la satisfaction dans la vie n’est aisément interprétable que si elle se compare avec l’effet d’événements ou de situations dont nous savons par ailleurs qu’elles influencent la satisfaction dans la vie. La Figure 5 représente précisément l’effet de ces conditions sur une même échelle.

Figure 5 : Effet d’une sélection de facteurs sur la probabilité de déclarer une satisfaction à 10.

Pour cette comparaison, nous avons inclus les déterminants habituels de la satisfaction, y compris deux mesures du revenu : le revenu courant et le revenu moyen sur la période, afin d’avoir à la fois une mesure du niveau de vie « permanent », auquel la personne est habituée, ainsi qu’une mesure de son niveau de vie l’année de l’enquête. Comme toujours dans ce type d’analyse, les résultats se lisent par comparaison à une situation de référence. Ici, cette référence – appelons-là Adèle – est une personne célibataire, en emploi, dont le revenu courant comme le revenu moyen sont situés dans le quintile médian, et dont la satisfaction est à 7, niveau correspondant à la réponse la plus fréquente. On retrouve l’effet habituel du revenu, en particulier le revenu moyen, de la composition du ménage et la forte pénalité liée au fait d’être au chômage.


Le poids de la satisfaction passée est apparent. Par rapport à Adèle, une personne qui est au chômage, toutes choses égales par ailleurs, a une probabilité de déclarer un niveau de satisfaction maximal, égal à 10, inférieure de 2 points de pourcentage. Toutes choses égales par ailleurs toujours, une personne qui déclarait l’année précédente une satisfaction égale à zéro aura une probabilité de renseigner un niveau 10 inférieure de 5 points de pourcentage par rapport à Adèle. En d’autres termes, l’effet de mémoire de la satisfaction passée tend à être plus fortement déterminant de notre satisfaction actuelle que nos changements de situation objective. Nous constatons encore l’asymétrie de cet effet : par rapport à Adèle, une personne qui déclarait un niveau 10 l’année précédente aura une probabilité de rester à ce niveau supérieure de 6,5 points de pourcentage.

Et dans d’autres pays ?

Cet effet de dépendance à notre état précédent se retrouve dans d’autres pays de l’OCDE, ici l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Australie (Figure 6). La part des insatisfaits une année qui le sont encore l’année suivante est un peu plus forte en Allemagne, et un peu plus faible au Royaume-Uni, tandis que la part de ceux qui restent dans la catégorie des très satisfaits est plus importante en Australie. Dans l’ensemble cependant, les proportions sont remarquablement comparables d’un pays à l’autre.

Figure 6 : Parts moyennes des transitions en fonction de la satisfaction de vie de départ, Allemagne, Australie, France et Royaume-Uni

Conclusion

Ces travaux montrent qu’une action publique en faveur du bien-être peut combiner trois modes d’action :

  1. Une prévention des chocs négatifs. Même si ceux-ci sont heureusement souvent transitoires, le poids du passé implique une dégradation du bien-être sur plusieurs années. Il peut donc être légitime d’essayer d’éviter ce coût lorsque c’est possible.
  2. Favoriser les politiques qui permettent un rebond plus rapide après un choc négatif. Par exemple, on sait que le chômage a un impact très négatif sur la satisfaction dans la vie. Une politique d’accompagnement favorisant un retour rapide à l’emploi ou une entrée rapide en formation peut à ce titre être plus désirable.
  3. Les niveaux élevés de bien-être fournissant une forme de protection contre les chocs de la situation personnelle, il peut être efficace d’encourager les facteurs et les dispositions d’esprit que l’on sait propices à une satisfaction élevée. Le programme « Exploring What Matters »2, testé dans plus de 26 pays, a montré qu’une intervention simple, reposant sur des exercices de discernement quant à ce qui a vraiment de l’importance dans nos vies, est susceptible d’améliorer significativement le bien-être.

Annexe

Intégralité des transitions

Comme indiqué dans le texte, le faible effectif des réponses sur les échelons les plus bas et le grand nombre de transitions peut compliquer la lecture. La Figure 7 illustre ce point en représentant l’intégralité des transitions sur l’échelle de 0 à 10.

Les personnes qui voudraient en savoir plus sur ces dynamiques de transitions sur plusieurs années peuvent consulter un billet du Carnet de recherches de l’Observatoire : « Migrations de la satisfaction de vie », janvier 2019.

Figure 7 : Intégralité des transitions moyennes sur l’échelle 0-10.
  1. L. Wilner, « The persistence of unhappiness: trapped into despair? », Oxford Economic Papers, 2021, 1–27, doi:10.1093/oep/gpab055
  2. Voir l’évaluation du programme : Jan-Emmanuel De Neve & Daisy Fancourt & Christian Krekel & Richard Layard, 2020. “A local community course that raises mental wellbeing and pro-sociality,” CEP Discussion Papers dp1671, Centre for Economic Performance, LSE.