Le grand mal-être des universitaires

Note
Observatoire du bien-être

Cette note examine la vague 2024 du Baromètre de l’Enseignement supérieur et de la recherche de la CPESR.

En France, les chercheurs et enseignants-chercheurs déclarent une satisfaction de vie inférieure à celle des autres diplômés du supérieur, notamment en début de carrière où les contrats temporaires pèsent sur le moral. Un écart de satisfaction apparaît entre les enseignants-chercheurs et les chercheurs sans obligation d’enseignement. Les disciplines scientifiques (STEM) affichent un niveau de bien-être plus élevé que les lettres et sciences humaines ou la santé, et un plus fort sentiment de valorisation par la société.

Des différences apparaissent aussi selon le genre, les femmes exprimant plus de doutes sur leur capacité à poursuivre jusqu’à la retraite. Malgré ces constats, les universitaires gardent un niveau de confiance interpersonnelle relativement élevé.

Mathieu Perona, Cepremap

Publié le 23 juin 2025

En mars dernier paraissait l’édition 2024 du Baromètre de l’Enseignement supérieur et de la recherche réalisé par la CPESR1Conférence des praticiennes et praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche.. Nous remercions Julien Gossa pour sa coopération.[\note]. Celui-dresse un panorama alarmant de l’état d’esprit des universitaires, très inquiets de la dégradation passée et à venir de leurs conditions de travail, et avec le sentiment d’une absence de soutien de la part de leurs institutions. Pour la première fois, ce baromètre comportait des questions de bien-être subjectif, empruntées à notre plate-forme trimestrielle ainsi qu’à d’autres enquêtes auxquelles nous avons collaboré, comme le Baromètre du bien-être des personnels de l’Éducation nationale. La présente Note met en perspective les résultats de l’enquête de la CPESR avec ces sources de référence, et prolonge l’analyse en croisant les dimensions de genre, d’âge et de statut au sein des corps dédiés à l’enseignement et la recherche2L’enquête de la CPESR s’adresse à tous les personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche. Pour ce travail, nous ne retenons que les personnes relevant des catégories Personnel d’enseignement et de recherche et Personnel de recherche, catégories les plus nombreuses et dont les enjeux sont les plus homogènes[\note]. Elle vient nourrir un constat sur la crise que traversent actuellement ces métiers, crise documentée entre autres par le récent ouvrage de D. Glaymann3Dominique Glaymann, mphEnseignants-Chercheurs: Un grand corps malade, Bordeaux: Le Bord de l’eau, 2025.[\note].

Un niveau de bien-être dégradé

La comparaison entre les réponses à l’enquête de la CPESR et nos enquêtes habituelles constitue un exercice difficile: la première repose sur des réponses volontaires, tandis que les secondes reposent sur des échantillons représentatifs. Toutefois, il apparaît très nettement que les personnes qui ont répondu à l’enquête déclarent un niveau de bien-être général nettement plus faible que celui de populations comparables (Figure 1).

Leur niveau de satisfaction dans la vie, variable qui constitue souvent la métrique faîtière du bien-être, est ainsi inférieur de plus d’un point à celui des titulaires d’un bac+5 actuellement en emploi en France. À l’échelle de ces mesures, il s’agit d’un écart important, comparable à celui existant entre les 25% les plus pauvres et les 25% les plus riches en France. Malgré des niveaux de qualification (mais pas nécessairement de rémunération) plus élevés, les universitaires se déclarent également moins satisfaits de leur vie que les professeurs de l’Éducation nationale, pourtant déjà mal lotis. Ce constat d’un bien-être dégradé se confirme sur les deux autres questions clefs: malgré un métier souvent fondé sur la vocation, le sentiment de faire quelque chose qui a du sens est nettement plus faible chez les enquêtés que chez les titulaires d’un bac+5 en emploi dans la population générale, et il en va de même du sentiment d’être plus heureux que les Français en général.

Seule exception notable, la confiance interpersonnelle: à la question Dans quelle mesure faites-vous confiance aux gens que vous ne connaissez pas ?, les universitaires ayant répondu à l’enquête donnent une réponse moyenne de 6 sur une échelle de 0 à 10. C’est plus que le niveau de 5,4 recueilli parmi les diplômés de Master (et plus) dans la vague de 2022 de l’enquête SRCV. Ainsi, même parmi les plus diplômés, les universitaires se caractérisent par un niveau de confiance a priori particulièrement élevé. Ce constat donne un relief tout particulier au sentiment de défiance exprimé dans l’enquête à l’égard de l’État et de nombreuses institutions du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Universitaires ou pas? Un clivage

Au-delà des (nombreux) statuts de la recherche française, une division essentielle qui traverse le monde académique est celui entre les personnes dont les missions statutaires comportent à la fois de l’enseignement et de la recherche (les enseignants-chercheurs, EC, le plus souvent maîtres et maîtresses de conférences ou professeure et professeur des universités) et celles dont la mission de recherche ne s’accompagne d’aucune obligation d’enseignement – même si ces derniers donnent souvent des cours, sur la base du volontariat et sur des volumes horaires plus réduits que ceux de leurs collègues.

Dans les réponses au Baromètre, la satisfaction générale moyenne des personnels d’enseignement et de recherche est plus faible de 0,5 points que celle des personnels de recherche sans obligation d’enseignement (Figure 2). Il y a lieu de penser que ce moindre bien-être doit beaucoup au cadre professionnel, puisque les personnels d’enseignement et de recherche se déclarent moins valorisés par la société, et surtout moins capables d’exercer le même métier jusqu’à leur retraite.

On peut sans doute souligner que la fonction d’enseignement est non seulement moins valorisée socialement, mais aussi dans la progression de carrière, pour laquelle les activités de recherche continuent d’être déterminantes. Pour autant, la similarité du sentiment de sens suggère que les personnels d’enseignement et de recherche y voient un élément important de leur travail, autant ou presque que leurs activités de recherche.

Des débuts de carrière difficiles

Le début de la carrière académique se caractérise par une succession (au mieux) de contrats temporaires, typiquement trois ans pour la thèse, un an ou deux ans pour les post-doctorats, etc. Ceci pèse manifestement sur le bien-être des jeunes chercheuses et chercheurs: leur satisfaction dans la vie moyenne est inférieure de 0,8 points à celle des personnes disposant d’un poste permanent, un écart qui monte à 1,1 points si on raisonne « toutes choses égales par ailleurs Â» (Table 1), c’est-à-dire en les comparant aux personnes de même âge et de même discipline, mais disposant déjà d’un poste permanent de Maître de conférences ou assimilé. Cet effet négatif se voit également sur le sentiment de sens, de valorisation ou de bonheur comparé aux autres Français.

Parmi les titulaires, il faut également souligner le bien-être nettement plus faible des personnels BIATSS (Bibliothèques, Ingénieurs, Administratifs, personnels Techniques, et des services Sociaux et de Santé) lorsqu’ils s’auto-identifient comme personnels de recherche ou d’enseignement et de recherche. Les cas ne manquent pas où cette auto-identification est parfaitement légitime, puisqu’on voit des ingénieurs de recherche cosigner des travaux de recherche, voire soutenir une Habilitation à diriger des recherches, le plus haut grade universitaire, qui certifie la capacité non seulement de mener ses propres recherches, mais d’encadrer des thèses de doctoral.

La question des statuts éclaire également l’effet de l’âge. Toutes choses égales par ailleurs, on lit l’effet fortement positif d’un accès rapide à un poste permanent (MCF ou assimilé), avec un bonus de satisfaction de 0,6 points chez les 25-34 ans dans ce cas, et inversement, l’effet négatif (-0,35 points) d’être resté à ce niveau en fin de carrière (55-64 ans). Nous observons peu d’autres différences entre classes d’âge, à l’exception des plus de 65 ans: cette classe d’âge ne concerne que les personnes qui ont activement demandé le report de leur départ à la retraite, elles sont donc logiquement plus satisfaites que les autres.

Des différences entre disciplines

Des distinctions s’observent aussi selon les grandes catégories de filières. En moyenne, les disciplines relevant du domaine du Droit, de l’Économie et de la Gestion (DEG) et des mathématiques et sciences de la nature (STEM) se déclarent plus satisfaites de leur vie que celles relevant des lettres et sciences humaines (LLA-SHS) ou de la Santé (Figure 3). Dans ce dernier domaine, nous observons une différence marquée entre hommes et femmes.

En raisonnant à nouveau « toutes choses égales par ailleurs Â», seul l’écart entre les disciplines de santé et les autres restent significatives pour ce qui concerne la satisfaction dans la vie. On peut y voir la conséquence du fonctionnement spécifique de ce domaine, qui ajoute à l’enseignement et à la recherche des activités de soin, exercées dans un environnement hospitalier avec les difficultés que l’on sait. Dans les autres disciplines, les écarts bruts s’expliquent donc par des différences de composition des postes – les postes de recherche sans service d’enseignement sont plus fréquents en STEM – et probablement aussi de déroulé de carrière, l’accès aux fonctions de professeur ou assimilés pouvant être plus tardif dans les LLA-SHS.

Les contrastes entre disciplines se retrouvent dans le sentiment de valorisation par la société (Figure 4). Même toutes choses égales par ailleurs, les personnes relevant des STEM se sentent plus valorisées que les autres, qu’il s’agisse du Droit, de l’Économie et de la Gestion (DEG) ou des lettres et sciences humaines. Du côté de la santé, on retrouve une différence importante entre les hommes, qui se sentent peu valorisés, et les femmes, dont la réponse moyenne est supérieure aux STEM.

Exercer le même métier jusqu’à la retraite ?

Deux questions du Baromètre portent sur la volonté d’exercer le même métier jusqu’à la retraite, et le sentiment de s’en sentir capable. La plupart des répondants souhaitent continuer à exercer le même métier jusqu’à leur retraite, avec une réponse moyenne de 6 sur une échelle de 0 à 10. Quant à la capacité de le faire, la réponse moyenne est à 5,5, à peine au-dessus du point médian de l’échelle.

On observe là aussi des différences marquées entre genres et entre disciplines. En STEM et surtout en LLA-SHS, les femmes se sentent en moyenne moins en mesure de continuer jusqu’à la retraite que les hommes. Les doutes sont par ailleurs plus importants dans la recherche en santé.

À nouveau, l’approche « toutes choses égales par ailleurs Â» (Table 2) éclaire le rôle de facteurs sous-jacents. Les femmes, quel que soit leur statut, leur génération, ou leur discipline, doutent effectivement davantage de leur capacité à aller jusqu’à la retraite, tout comme l’ensemble des personnels dans le domaine de la Santé. En revanche, comme pour la satisfaction, l’écart entre STEM et LLA-SHS est en fait dû à la plus forte proportion de postes avec des charges d’enseignement dans ces disciplines.

La faiblesse de ce Baromètre est de reposer sur la participation volontaire. Il nous semble important que soit mise en place, comme cela a été fait dans l’Éducation nationale, une enquête régulière sur le bien-être et les conditions de travail des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui permettrait de poser de manière robuste des constats sur un échantillon représentatif.

Tables

Table 1

SatisfactionSensValorisationComparaisonConfiance
(1)(2)(3)(4)(5)
Genre (ref. Masculin)
Féminin0.1080.2030.0650.121−0.075
(0.113)(0.129)(0.141)(0.103)(0.115)
Autre−0.3231.226*0.679−0.4441.016*
(0.604)(0.689)(0.750)(0.545)(0.607)
Personnel de recherche0.539 *  * *0.0190.477 *  * *0.368 *  * *0.077
(0.122)(0.139)(0.151)(0.111)(0.124)
Moins de 25 ans0.653−0.812−0.3380.239−1.804 *  * *
(0.633)(0.722)(0.816)(0.572)(0.637)
De 25 à 34 ans0.599 *  * *0.402*0.627 * *0.0080.155
(0.209)(0.239)(0.260)(0.191)(0.212)
De 45 à 54 ans−0.226−0.278−0.355*−0.099−0.031
(0.149)(0.171)(0.185)(0.136)(0.151)
De 55 à 64 ans−0.362 * *−0.071−0.207−0.014−0.061
(0.175)(0.199)(0.216)(0.159)(0.178)
65 ans et plus−0.0140.841 * *−0.2560.2700.118
(0.352)(0.401)(0.436)(0.318)(0.370)
DEG0.2210.235−1.135 *  * *0.0180.096
(0.280)(0.320)(0.350)(0.255)(0.282)
LLA-SHS−0.1780.092−0.297*−0.1280.323 * *
(0.126)(0.144)(0.156)(0.114)(0.128)
Santé−0.544 * *−0.383−0.183−0.486 * *0.101
(0.250)(0.286)(0.311)(0.225)(0.254)
PR, DR ou assimilé0.2300.308*0.1670.1720.188
(0.142)(0.162)(0.175)(0.129)(0.145)
BIATSS Cat. A−0.743 * *−1.072 *  * *−0.395−0.623 * *−0.776 * *
(0.301)(0.346)(0.376)(0.271)(0.305)
Doctorant, ATER, etc.−1.157 *  * *−0.644 *  * *−0.417−0.924 *  * *−0.234
(0.217)(0.247)(0.269)(0.198)(0.220)
Constante6.164 *  * *6.903 *  * *4.098 *  * *7.057 *  * *5.957 *  * *
(0.136)(0.155)(0.168)(0.123)(0.137)
Observations1,4371,4341,4371,4221,402
R20.0470.0310.0280.0500.021
Adjusted R20.0370.0220.0190.0400.011
Residual Std. Error2.0532.3422.5481.8532.064
(df = 1422)(df = 1419)(df = 1422)(df = 1407)(df = 1387)
F Statistic4.993 *  * *3.268 *  * *2.957 *  * *5.269 *  * *2.140 *  * *
(df = 14; 1422)(df = 14; 1419)(df = 14; 1422)(df = 14; 1407)(df = 14; 1387)

∗p<0.1 ; ∗∗p<0.05 ; ∗∗∗p<0.01

Table 2

Veut continuerS’en sent capable
(1)(2)
Genre (ref. Masculin)
Féminin−0.666 *  * *−0.483 *  * *
(0.172)(0.174)
Autre1.0952.062 * *
(0.912)(0.917)
Personnel de recherche1.134 *  * *0.597 *  * *
(0.185)(0.186)
Moins de 25 ans0.340−0.393
(0.956)(0.961)
De 25 à 34 ans0.1730.417
(0.319)(0.320)
De 45 à 54 ans−0.378*−0.547 * *
(0.226)(0.228)
De 55 à 64 ans0.527 * *0.098
(0.264)(0.266)
65 ans et plus1.970 *  * *1.491 *  * *
(0.548)(0.551)
DEG0.1911.043 * *
(0.423)(0.426)
LLA-SHS−0.0570.050
(0.191)(0.193)
Santé−1.026 *  * *−0.901 * *
(0.383)(0.383)
PR, DR ou assimilé0.2770.287
(0.215)(0.216)
BIATSS Cat. A−1.354 *  * *−1.312 *  * *
(0.461)(0.464)
Doctorant, ATER, etc.−0.425−0.550*
(0.331)(0.331)
Constante5.460 *  * *6.172 *  * *
(0.205)(0.207)
Observations1,4201,416
R20.0730.049
Adjusted R20.0640.040
Residual Std. Error3.1003.117
(df = 1405)(df = 1401)
F Statistic7.950 *  * *5.162 *  * *
(df = 14; 1405)(df = 14; 1401)

∗p<0.1 ; ∗∗p<0.05 ; ∗∗∗p<0.01