Note de l’Observatoire du Bien-être n°2022-14 : Le Bien-être à l’épreuve de l’inflation

La hausse de l’inflation n’est pas répartie également dans la société. Alors que certaines personnes sont confrontées à de fortes augmentations des prix, d’autres sont moins affectées en raison de leur situation personnelle : nous ne consommons pas tous les mêmes choses, ni dans les mêmes proportions. Cette Note adapte un article (Prati 2022) qui évalue le coût des inégalités d’exposition à l’inflation en termes de bien-être subjectif en France. Même en situation d’inflation moyenne faible, ces inégalités d’expositions ont des conséquences sur le bien-être, qui se trouvent aujourd’hui très largement amplifiées.

Alberto Prati, UCL & Oxford Wellbeing Research Centre

Mathieu Perona, Observatoire du Bien-être du Cepremap pour l’adaptation

Publié le 17 Novembre 2022

Inégaux face à l’inflation

Les inégalités d’exposition à l’inflation (inflation inequalities en anglais) désignent le fait que différentes personnes font face à des taux d’inflation différents, sur la même période et dans le même pays. Cette dispersion est un fait économique reconnu (Jaravel 2021), et peut être observée dans la vie quotidienne. Prenons l’exemple suivant : imaginez que vous recevez votre facture d’énergie, et qu’elle est 10% plus élevée que l’année dernière. Votre consommation n’a pas changé, mais les prix oui. Embêtant, n’est-ce pas ? L’inflation l’est souvent : on a l’impression de payer plus pour la même chose pour des raisons qui nous échappent.

Lorsque vous partagez votre frustration avec votre sœur, elle vous dira qu’elle n’a pas remarqué de changement puisque son loyer mensuel comprend les factures. Votre père dira que la situation n’est pas si mauvaise, mais sa facture est en partie subventionnée. Une amie vous dira plutôt que sa situation est encore pire puisque son fournisseur a augmenté ses prix de plus de 20%. Lequel d’entre vous a raison au sujet de l’inflation ? Tout le monde, car l’inflation n’est pas la même pour tous.

Figure 1

En règle générale, l’inflation annoncée dans les médias et par les instituts de statistique se réfère au niveau moyen des prix dans le pays1. L’augmentation du coût de la vie a longtemps été l’une des craintes majeures dans les pays occidentaux (Shiller 1999) et à présent qu’elle est devenue réalité, tous les regards se tournent vers l’indice d’inflation. En 2022, l’Europe, le Royaume-Uni et d’autres régions qui n’avaient pas connu de périodes inflationnistes majeures depuis quarante ans ont enregistré des niveaux records d’accélération des prix.

Il n’est peut-être pas surprenant que l’inflation rende les gens malheureux. Cela est vrai non seulement lorsque le bien-être est mesuré en termes matériels (combien les gens consomment), mais aussi lorsque des mesures psychologiques subjectives sont utilisées (à quel point les gens se sentent satisfaits de leur vie). Au début des années 2000, les économistes Rafael Di Tella, Robert MacCulloch et Andrew Oswald (Di Tella, MacCulloch, et Oswald 2001) ont été les premiers à montrer que les niveaux de satisfaction de vie évoluaient systématiquement en fonction du taux d’inflation moyen des différents pays. Pour des raisons similaires, les inégalités d’exposition à l’inflation devraient aussi jouer un rôle, en pesant lourdement sur les ménages qui consomment beaucoup d’un bien dont le prix augmente, et qui ne peuvent pas facilement le remplacer par autre chose. On en a vu de nombreuses illustrations au sein du mouvement des Gilets jeunes en France, avec des familles qui habitent dans des zones où l’automobile est la seule solution de transport viable au quotidien. Cependant, l’ampleur de cet effet n’avais pas jusqu’ici fait l’objet d’une analyse empirique.

L’évaluation de l’impact des inégalités d’exposition à l’inflation sur le bien-être est confrontée à des défis de mesure complexes. Idéalement, on aimerait avoir un large échantillon de la population pour observer ce que chacun achète et combien il paie pour chaque produit, puis lui demander à quel point il se sent satisfait. Malheureusement, les données existantes recueillies par les magasins et par les instituts statistiques ne permettent pas cela, notamment parce qu’elles n’interviewent pas les gens sur leur bien-être. Les données recueillies en France par l’Observatoire ont rendu cette étude possible2. Pour analyser ces données, j’ai utilisé deux approches complémentaires.

Tout d’abord, j’ai examiné les opinions des consommateurs sur l’évolution des prix au cours de la dernière année. Certaines personnes connaissant des taux d’inflation plus élevés que d’autres, il parait donc normal de leur demander dans quelle mesure les prix ont changé pour se renseigner sur ces différences.

Figure 2 : De 2016 à 2021, la part des personnes percevant une forte inflation a oscillé entre 20% et 30%, avec un pic coïncidant avec le mouvement des Gilets jaunes. Cette part a fortement augmenté à partir de la sortie du troisième confinement.

Étant donné que les réponses ne seront qu’une approximation des taux d’inflation réellement vécus, j’ai appliqué certaines techniques comportementales et statistiques pour tenir compte du bruit et des biais. Deuxièmement, j’ai créé une base de données contenant des informations sur les habitudes de consommation et sur la satisfaction des répondants. Cela m’a permis de répartir l’échantillon entre ceux qui font le trajet domicile-travail en voiture et ceux qui le parcourent par d’autres moyens (vélo, bus, etc.) et d’étudier comment ces groupes réagissent différemment aux variations du prix de l’essence.

Figure 3 :
Lecture : Les ménages faisant une évaluation de l’inflation inférieure à la médiane déclarent en moyenne une satisfaction à l’égard de leur niveau de vie en juin 2016 égale à 6,5 (sur une échelle de 0 à 10), contre 6,2 pour ceux dont l’estimation d’évaluation est supérieure à la médiane.

Les deux analyses révèlent que les inégalités d’exposition à l’inflation jouent un rôle important (comme le prédirait la théorie économique). À une date donnée, un consommateur déclarant une inflation supérieure d’un point de pourcentage à celle d’un autre consommateur qui lui est par ailleurs similaire subit un écart de satisfaction statistiquement significatif. Cet écart est encore plus important que celui associé à une différence de revenu de 1 %. Il faut remarquer que l’effet estimé n’est dû qu’aux inégalités qui se produisent au cours de la période considérée, et il s’ajoute à l’effet de la hausse des prix au fil du temps.

Ces résultats ont été confirmés lors de la comparaison de groupes de consommateurs. Ceux qui se déplacent en voiture ont signalé une inflation plus élevée et une satisfaction de leur niveau de vie plus faible lorsque le prix de l’essence augmentait. Ces différences ont aussi été observées dans un contexte de stabilité générale des prix, lorsque le niveau moyen d’inflation était particulièrement faible.

Figure 4 :
Lecture : Le point représente la médiane des évaluations de l’inflation sur les 12 derniers mois. La barre va du seuil des 25% des réponses les plus faibles à celui de 25% des réponses les plus élevées. La barre verticale recouvre les 50% des réponses autour de la médiane. En juin 2016, l’évaluation médiane était ainsi de 3,5%, tandis que 25% des personnes donnaient une évaluation inférieure à 2,0% et 25% donnaient une évaluation supérieure à 7,5%. Pour juin 2022, ces chiffres sont respectivement 10%, 5% et 20%. L’écart entre les seuils des 25% des réponses les plus faibles et 25% les plus élevées est ainsi passé de 5,5 points à 15 points.

Lorsque les prix sont stables, les inégalités d’exposition à l’inflation sont plus faibles, tout comme leur effet sur le bien-être psychologique de la population. C’est sans doute la raison pour laquelle les différences d’inflation n’ont pas reçu beaucoup d’attention jusqu’à présent. Cependant, l’écart d’inflation moyen déclaré par les consommateurs en France a triplé au cours des deux dernières années de données disponibles (mars 2020 à mars 2022). Si les inégalités d’inflation augmentent, leur effet total augmentera également. Le coût de la crise de l’inflation pour le bien-être serait alors sous-estimé si l’on ne considère que les chiffres agrégés.

Dans le contexte actuel d’une crise du coût de la vie, cette étude est un avertissement suggérant de considérer non seulement le niveau moyen de l’inflation, mais aussi sa dispersion parmi les citoyens. Au cours de la première année de son mandat, la présidente de la Banque Centrale Européenne, Christine Lagarde, a déclaré (Lagarde 2020) : « Nous devons suivre des concepts élargis d’inflation, qui prennent en compte les coûts auxquels les gens sont confrontés dans leur vie quotidienne et qui reflètent leurs perceptions ». Les inégalités d’exposition à l’inflation devraient faire partie de ce concept élargi d’inflation. Mesurer ces inégalités est à la fois crucial et urgent pour toute institution qui place le bien-être des citoyens au centre de son agenda.

Bibliographie

Di Tella, Rafael, Robert J. MacCulloch, et Andrew J. Oswald. 2001. « Preferences over Inflation and Unemployment: Evidence from Surveys of Happiness ». American Economic Review 91 (1): 335‑41. https://doi.org/10.1257/aer.91.1.335.

Jaravel, Xavier. 2021. « Inflation Inequality: Measurement, Causes, and Policy Implications ». Annual Review of Economics 13 (1): 599‑629. https://doi.org/10.1146/annurev-economics-091520-082042.

Lagarde, Christine. 2020. « The monetary policy strategy review: some preliminary considerations ». Speech présenté à ECB and Its Watchers XXI, Frankfurt am Main, septembre 30. https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2020/html/ecb.sp200930~169abb1202.fr.html.

Prati, Alberto. 2022. « The well-being cost of inflation inequalities ». 1870. CEPR Discussion Paper. https://cep.lse.ac.uk/pubs/download/dp1870.pdf.

Shiller, Robert. 1999. « Why Do People Dislike Inflation? » In Reducing Inflation: Motivation and Strategy, édité par Christina Romer et David Romer, 13‑70. University of Chicago Press. http://www.nber.org/chapters/c8881.

  1. En France, l’Insee propose un Simulateur d’indice des prix personnalisé, qui permet d’évaluer le niveau d’inflation en fonction du type de biens et services que vous consommez et de leur part dans votre budget.
  2. La plate-forme « Bien-être » qui fonde notre Tableau de bord trimestriel est posée trimestriellement en annexe de l’enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages (Camme). Cette dernière pose une série de questions sur la manière dont les ménages perçoivent leur situation financière personnelle et la conjoncture économique d’ensemble, avec en particulier un jeu de questions sur l’inflation de l’année passée et les anticipations d’inflation sur l’année à venir.