Note de l’Observatoire du Bien-être n°2020-03 : Étendue et perception de la violence au travail

La violence au travail n’a en France rien d’anecdotique. Interrogés sur leurs conditions de travail, pratiquement un tiers des répondants déclarent avoir été exposés à un comportement malveillant au cours de l’année. Cette malveillance prend des formes multiples, et cumulatives : plus d’un tiers des personnes concernées sont exposées à au moins trois comportements hostiles différents. Afin de bien prendre acte de l’ampleur de ce phénomène, nous dressons un panorama de ces comportements, en tête desquels figurent des attitudes malheureusement ordinaires, comme la critique injuste ou les entraves à l’expression de la personne. Du côté des victimes, l’âge ou le mépris envers la profession exercée constituent les motifs les plus souvent déclarés.

Les femmes sont plus souvent que les hommes victimes de ces comportements, hostiles, et particulièrement ceux comportant une teneur sexuelle. Le cumul de comportements malveillants est alors encore plus fréquent – au moins cinq types d’attaques différentes pour la moitié des individus exposés à de tels comportements. Dans ce contexte, des comportements a priori sans contenu sexuel prennent une coloration sexiste. Les femmes sont d’ailleurs les premières à bien identifier cette contamination, et attribuent beaucoup plus souvent que les hommes les comportements hostiles à leur sexe. Chez les hommes, les motifs relatifs à l’origine, la nationalité ou les convictions religieuses et politiques sont relativement plus fréquents.

En étendant le champ pour intégrer des comportements en apparence plus anodins, telles les blagues sexistes, nous prenons la mesure d’un sexisme ordinaire largement répandu et toléré dans le monde du travail en France. S’ils sont les plus exposés à ce genre de propos, les moins de trente ans sont nombreux à ne pas se sentir dérangés par ces propos.

Autrice :

Iris Laugier, assistante de recherche à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap1

En France en 2015, 20 % des femmes et 15,5 % des hommes déclarent avoir subi au moins un fait de violence au travail au cours des douze derniers mois. Ces chiffres sont issus d’un ouvrage à paraître au printemps 2020, dans lequel un groupe de chercheurs de l’Ined étudie en profondeur les violences de genre dans l’ensemble des sphères de la vie (couple, famille, travail, études, espaces publics) à travers l’analyse des résultats de l’enquête VIRAGE (2015). Sylvie Cromer et Adeline Raymond, les auteures du chapitre sur la violence au travail, y mettent en avant l’ampleur de cette violence, à la fois dans la pluralité des formes et des fréquences qu’elle peut prendre, mais aussi dans les multiples auteurs qui en sont à son origine et les divers lieux où elle est exercée. À l’aide des enquêtes Conditions de travail (CT 2013) et Conditions de travail et Risques psycho-sociaux (CT-RPS 2016) menées par la DARES, la DGAFP, la DREES et l’INSEE, nous avons voulu contribuer à mieux cerner la violence au travail, tant dans son étendue que dans la perception qu’en ont les individus qui y sont confrontés. Nous ne sommes certes pas les premiers à nous intéresser à ces dimensions de la vie au travail. Par exemple, une note de la DARES (DARES Analyses n°046, E. Algava (2016)), met en avant l’étendue des comportements hostiles au travail à travers la vague 2013 de l’enquête Conditions de travail (« 35 % des actifs occupés signalent avoir subi un comportement hostile dans le cadre de leur travail au cours des 12 derniers mois »). Son auteure décrit aussi une prévalence quatre fois plus forte chez les femmes que chez les hommes du sentiment d’avoir été exposées à un comportement d’origine sexiste. Notre note est un prolongement de cette étude, dans le sens où certains éléments de notre analyse réétudient ces questions, mais sur l’ensemble des données disponibles à ce jour (vagues 2013 et 2016). Notre note est aussi un complément à cette analyse puisque nous y approfondissons l’étude des différences d’exposition entre les femmes et les hommes selon les dimensions de la violence considérées, ainsi que les différences en ce qui concerne les raisons soulevées par les victimes comme ayant pu être à l’origine de ces comportements.

L’ampleur de l’exposition à la violence au travail

En premier lieu, il convient de s’entendre sur ce que nous désignons comme de la violence au travail.

L’État2 définit le harcèlement moral au travail comme suit : « Le harcèlement moral se manifeste par des agissements malveillants répétés : remarques désobligeantes, intimidations, insultes… Ces agissements entraînent une forte dégradation des conditions de travail de la victime, et peuvent : porter atteinte à ses droits et à sa dignité, altérer sa santé physique ou mentale ou compromettre son avenir professionnel. ». Ainsi, il semble important de noter que les comportements que nous allons décrire et analyser dans cette note (voir encadré méthodologique pour la formulation exacte des questions) sont proches de cette définition du harcèlement, du fait du caractère systématique des faits déclarés et de leur nature.

Dans cette étude, nous désignerons ces comportements par l’expression comportements hostiles3 ou comportements malveillants. Notre champ d’analyse est celui de l’ensemble des actifs occupés.

Au niveau agrégé tout d’abord, 31 % des répondants à l’enquête déclarent avoir été exposés à au moins un comportement hostile de manière systématique au cours des douze derniers mois. Chez les femmes, l’exposition est légèrement plus élevée que chez les hommes : 32,9 % des femmes (1 femme sur 3) et 29,5 % des hommes déclarent avoir subi au moins un comportement malveillant au travail. Nous trouvons que cette différence d’exposition entre les femmes et les hommes est statistiquement significative.

Figure 1 : Enquêtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=54 846. Champ : Actifs occupés, France entière.
Les * indiquent que nous avons rejeté (au seuil de 1 %) l’hypothèse selon laquelle la part d’individus déclarant le comportement hostile en question est la même pour les deux sexes. L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejeter l’hypothèse selon laquelle l’exposition est la même pour les deux sexes.

La Figure 1 présente la part d’individus déclarant avoir été exposés au travail à chacun des comportements considérés sur l’ensemble des vagues 2013 et 2016 où ces questions ont été posées. Les dimensions auxquelles les individus semblent être relativement les plus exposés sont la critique injuste du travail (18,3 % des répondants) et le fait d’être systématiquement ignoré (16,7 % des répondants). Certaines de ces dimensions sont extrêmement subjectives, comme par exemple la critique injuste du travail, mais l’objectif est justement de tenter d’appréhender dans quelle mesure les actifs ont le sentiment d’être confrontés à de telles pratiques.

La part d’individus exposés à l’ensemble des comportements assimilables à du harcèlement fait ressortir une perception dégradée et dévalorisante de la vie au travail pour une partie importante de la population active. Ainsi, 10,4 % rapportent qu’une ou des personnes les empêchent systématiquement de s’exprimer, 7,5 % déclarent que leur travail est systématiquement saboté ou qu’ils sont systématiquement chargés de tâches inutiles ou dégradantes par une ou plusieurs personnes.

En menant ensuite une analyse de l’exposition aux comportements hostiles selon le sexe, il est notable que pour toutes les dimensions où une différence significative en termes d’exposition est décelée selon le sexe (celles marquées d’une étoile sur la Figure 1), la part de femmes victimes du comportement malveillant considéré est toujours supérieure à celle des hommes. Le Ministère définit aussi le harcèlement sexuel, forme particulière de harcèlement, comme « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste, qui portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, ou créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. Il y a également harcèlement sexuel lorsque ces propos ou comportements sont imposés à une même victime par plusieurs personnes, de manière concertée ou à l’instigation de l’une d’elles, alors même que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon répétée. ». Des pratiques qui sont spécifiques au harcèlement sexuel sont alors repérables dans ce pan de questions (propos obscènes, propositions à caractère sexuel de façon insistante). Ainsi 3,6 % des répondants déclarent qu’une ou plusieurs personnes leur ont dit de manière systématique des propos obscènes ou dégradants au cours des douze derniers mois et 1 % des répondants déclarent qu’une ou plusieurs personnes leur ont systématiquement fait des propositions à caractère sexuel de manière répétée au cours des douze derniers mois. Rapporté à la population active occupée, 1 % représente 239 000 personnes potentiellement exposées à cette forme de harcèlement sexuel.

En concordance avec l’analyse de l’enquête VIRAGE menée par les chercheurs de l’Ined, nous observons (Figure 2 ) que l’exposition à plusieurs comportements hostiles n’est pas rare. Il existe un continuum de violences auxquelles peuvent faire face les actifs occupés en France.

Figure 2 : Enquêtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=54 846.

Les femmes et les comportements à teneur sexuelle

Nous avons vu (Figure 1) que les femmes et les hommes n’étaient pas exposés aux mêmes types de comportements hostiles. Nous analysons maintenant, pour chacun des comportements malveillants repérés, leur composition en termes de sexe (Figure 3). Cette investigation indique que pour la plupart des dimensions considérées, les comportements sont subis par à peu près autant de femmes que d’hommes. C’est notamment le cas pour le fait d’être chargé de tâches inutiles ou dégradantes, de voir son travail être saboté ou d’être exposé à l’insinuation d’être mentalement dérangé. Pour ces dimensions, nous trouvons qu’il n’existe pas de différence significative entre la part de femmes et d’hommes parmi les victimes. Pour un certain nombre d’autres dimensions, comme le fait d’être ignoré ou d’être le sujet de blagues blessantes ou de mauvais goût, les femmes sont relativement plus nombreuses parmi les individus exposés à de tels comportements, même si une part significative d’hommes y sont exposés aussi.

Figure 3 : Enquêtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=54 846. Champ : Actifs occupés, France entière.
Les * reportent le niveau avec lequel le test du Chi² a permis de rejeter l’hypothèse selon laquelle la part de femmes parmi les victimes est égale à celle des hommes. (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejeter l’hypothèse selon laquelle la part de femmes et d’hommes est égale parmi les victimes de la dimension considérée.
Lecture : 53 % des individus déclarant avoir été systématiquement ridiculisés par une ou plusieurs personnes au cours des 12 derniers mois sont des femmes, et 47 % sont des hommes. Nous rejetons au seuil de 1 % l’hypothèse selon laquelle il y autant d’hommes que de femmes parmi ces individus. 

Enfin, le plus grand clivage existe pour les propositions à caractère sexuel de façon insistante, qui s’apparentent légalement à du harcèlement sexuel : 71 % des victimes de telles pratiques sont des femmes. Notons aussi que le fait de déclarer avoir été la cible de propos obscènes ou dégradants, inclut des pratiques proches du harcèlement sexuel aussi (propos obscènes), et 55 % des personnes exposées à ces comportements de manière systématique au cours des 12 derniers mois sont des femmes.

Il semble important de souligner que sur les trois dimensions où la part de femmes est la plus élevée, deux peuvent être perçues comme des dimensions du harcèlement sexuel. Cela confirme les résultats de l’analyse de l’enquête VIRAGE où il est démontré que les femmes sont majoritairement les victimes des violences sexuelles et sexistes au travail. La place en deuxième position dans ce classement du fait d’être empêché de s’exprimer suggère que ce comportement peut également comporter un fort biais sexiste. Cela fait écho aux travaux du sociologue Erving Goffman, expliquant comment la distribution de la parole peut être identifiée comme une situation où s’observent des relations de pouvoir genrées.

Parmi les individus qui ont déclaré avoir subi des propositions à caractère sexuel de façon insistante de la part d’une ou plusieurs personnes de façon systématique au cours de 12 derniers mois, 88 % rapportent avoir été exposés à plus d’un comportement hostile différent (Figure 4) et 48,1 % d’entre eux en déclarent cinq ou plus.

Figure 4 : Enquêtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=527. Champ : Actifs occupés, France entière.

Les données nous indiquent aussi que les personnes exposées à des comportements à teneur sexuelle sont également exposés à un plus grand nombre de comportements hostiles que les personnes faisant face à des comportements hostiles sans contenu sexuel. Ainsi, 11,5 % des victimes de propositions à caractère sexuel déclarent avoir été exposées à un seul comportement hostile au cours des 12 derniers mois quand cette part est plus de trois fois plus forte (39,2 %) chez les individus exposés à au moins une dimension autre que celle-ci. Cela semble indiquer une vulnérabilité plus forte, liée à un cumul des violences subies au travail plus élevé, chez les individus exposés à des comportements assimilables à du harcèlement sexuel.

Le sexisme au travail

La dimension sexiste d’un comportement est par nature difficile à observer objectivement, en particulier dans des enquêtes procédant par questionnaire. Pour évaluer ce phénomène, nous nous appuyons sur le ressenti des individus exposés à ces comportements. Les individus ayant été exposés à au moins une des dimensions du harcèlement peuvent indiquer, pour plusieurs propositions différentes, s’ils pensent qu’il s’agit d’une raison pour laquelle ils ont subi ces comportements.

Figure 5 : Enquêtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=54 846. Champ : Actifs occupés, France entière.
Les * reportent le niveau avec lequel le test du Chi² a permis de rejeter l’hypothèse selon laquelle la proportion de femmes invoquant la raison considérée est égale à celle des hommes. (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejeter l’hypothèse selon laquelle les femmes et les hommes d
éclarent
autant la raison considérée.
Lecture : 6,8 % des hommes contre 3,5 % des femmes pensent avoir subi un ou des comportement(s) hostile(s) à cause de leur couleur de peau. Nous rejetons à un seuil de 1 % l’hypothèse selon laquelle femmes et homme invoquent autant ce motif.

Nous constatons (Figure 5) tout d’abord que le motif le plus fréquemment cité par les deux sexes est la profession. C’est une victime sur cinq qui pense qu’un comportement hostile est lié à cette dernière. Cela signifie que le mépris à l’égard d’une profession est ressenti comme prenant le pas sur le respect dû à la personne et semble donc être révélateur de tensions fortes entre catégories sociales. Aussi, nous observons que les hommes se distinguent sur les dimensions ethno-culturelles : ils évoquent plus souvent leur nationalité, religion ou couleur de peau comme étant à l’origine de la violence subie au travail. Ils sont aussi en proportion plus nombreux que les femmes (6,6 % contre 3,1 %) à penser que ces comportements sont liés à leur appartenance à un syndicat ou à une organisation professionnelle. Même si les hommes sont en moyenne un peu plus syndiqués que les femmes (12 % contre 10 % des actifs occupés en 2016), cet écart ne semble pas pouvoir entièrement s’expliquer par cela. Pour d’autres caractéristiques, les proportions de femmes et d’hommes pensant que les comportements subis y sont liés sont très proches et on ne peut pas rejeter l’hypothèse selon laquelle les parts d’hommes et de femmes invoquant ces raisons sont égales. Par exemple, 5,2 % des hommes et 4,9 % des femmes pensent que leur état de santé ou leur handicap pourraient avoir motivé ces comportements ou encore 7,9 % des hommes et 9,9 % des femmes pensent que ces comportements peuvent avoir été motivés par leur physique (poids ou taille).

Un point crucial ressort de cette analyse. Alors que seulement 3,5 % des hommes pensent qu’ils ont subi un comportement hostile à cause de leur sexe, 19,7 % des femmes, soit une sur cinq, pensent avoir été exposées à de la violence du fait de leur sexe féminin, et considèrent donc ces comportements (d’après la définition du harcèlement sexuel) comme sexistes. Cela avait déjà été pointé du doigt par la DARES dans sa note d’analyse n°046 sur la vague 2013, et notre étude valide cela sur l’ensemble des vagues disponibles à ce jour. Nous approfondissons cette analyse et montrons que, selon le comportement hostile considéré, cette divergence entre les sexes est plus ou moins marquée (Figure 6).

Figure 6 : Enquêtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=54 846. Champ : Actifs occupés, France entière.
Lecture : parmi les individus
ayant systématiquement reçu des propositions à caractère sexuel de façon insistante de la part d’une ou plusieurs personnes au cours de 12 derniers mois, 83 % des femmes déclarent avoir été exposées à des comportements sexistes contre 32,7 % des hommes.

Pour les deux sexes, nous voyons que plus le comportement déclaré est assimilable à du harcèlement sexuel, plus la propension à déclarer être exposé à des comportements sexistes au travail est élevée. Néanmoins, face à de tels comportements hostiles, les femmes sont toujours plus nombreuses à en avoir une perception sexiste. Autrement dit, face à des comportements assimilables à du harcèlement sexuel et donc probablement liés au sexe de la victime, les femmes déclarent plus souvent que les hommes percevoir un caractère sexiste dans cette violence. En effet, parmi les femmes qui ont subi des propos obscènes ou dégradants de manière systématique (seulement ou parmi d’autres comportements) au cours de l’année passée, 43,7 % déclarent qu’elles pensent que ce comportement est lié à leur sexe féminin, et est donc sexiste. Cette part est six fois plus faible (7,2 %) chez les hommes. Alors que 83 % des femmes victimes de propositions à caractère sexuel de façon insistante pensent que ces propositions sont des comportements sexistes, cette part est deux fois et demie plus faible (32,7 %) chez les hommes. Ces résultats semblent indiquer qu’une perception sexiste est endurée et invoquée en grande majorité par les femmes dans leur expérience de la violence au travail.

Une culture sexiste répandue

Au-delà des comportements que nous avons vus jusqu’ici, qui sont tous très proches de la définition légale du harcèlement, il existe une multiplicité de comportements plus difficiles à classer mais qui peuvent contribuer fortement à une ambiance de travail hostile. La vague 2016 de l’enquête appréhende cette dimension en demandant aux répondants la fréquence à laquelle ils entendent des blagues ou propos désobligeants sur les femmes. Les données font ressortir l’étendue de tels comportements sexistes dans le monde du travail en France (Figure 7).

Figure 7 : Enquête Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=10 108 (H) et N=12 874 (F). Champ : Actifs occupés, France entière.

Ce sont 46,5 % des répondants qui déclarent entendre toujours, souvent ou parfois de tels propos. Lorsque l’on analyse cette fréquence par sexe, nous obtenons que 53,8% des hommes contre 38,7% des femmes entendent de tels propos. Le fait que les hommes entendent relativement plus souvent de tels propos sur les femmes peut suggérer qu’ils sont échangés entre hommes, comme une sorte de socialisation, nourrissant la culture d’une ambiance de travail sexiste, entre travailleurs masculins. Lorsque les personnes ayant été exposées à de tels propos au travail sont interrogées pour déterminer si elles sont dérangées par ces paroles, seulement 17,6 % des femmes et 14,5 % des hommes déclarent l’être beaucoup et 42,1 % des femmes et 40,5 % des hommes disent ne pas du tout l’être (Figure 8).

Figure 8 : Enquête Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=5 564 (H) et N=5 322 (F). Champ : Actifs occupés, France entière. L’hypothèse selon laquelle les femmes et les hommes répondent de la même manière à cette question a été rejetée avec un risque de première espèce de 5 %.

Même si les femmes sont relativement plus nombreuses que les hommes à déclarer être très dérangées face à ces propos, elles sont relativement plus nombreuses à déclarer ne pas du tout l’être. Alors que, comme développé plus haut, les femmes exposées à des comportements malveillants les ressentent plus souvent comme étant sexistes (motivés par leur sexe féminin), il semble important de questionner pourquoi, lorsqu’elles évoluent dans une ambiance sexiste au travail, les femmes déclarent à une si grande fréquence ne pas du tout en être dérangées. Dans l’ouvrage de l’INED analysant les résultats de l’enquête VIRAGE, les auteures proposent plusieurs pistes d’explication pour tenter de comprendre le taux élevé de déclaration de non gravité face aux violences subies au travail. Les auteures parlent notamment d’un « sentiment d’impuissance qui peut conduire à une forme de résignation, sinon à l’acceptabilité ». Cette forme de résignation peut être l’une des origines au taux élevé de femmes qui déclarent ne pas du tout être dérangées lorsqu’elles entendent des blagues ou propos désobligeants sur les femmes au travail.

Pour finir, nous avons voulu savoir si ce niveau extrêmement élevé (41 % des répondants ne sont pas du tout dérangés face à de tels propos) pouvait s’interpréter comme un phénomène générationnel. En effet, une hypothèse possible est que ce sont les actifs les plus âgés qui tolèrent le plus ces propos tandis que les jeunes actifs incarnent une pensée neuve et moins sexiste. Une alternative est qu’il s’agit plutôt d’une représentation sociale, de ce qui est considéré comme acceptable ou non d’entendre et de dire sur les femmes, ancrée dans les esprits de toutes les générations.

Figure 9 : Enquête Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). Données groupées et pondérées. N=5 564 (H) et N=5 322 (F) Champ : Actifs occupés, France entière. Les * reportent le niveau avec lequel le test du Chi² a permis de rejeter l’hypothèse selon laquelle la proportion de femmes répondant être beaucoup/un peu/pas du tout dérangées par ces propos est différente de celle des hommes, par tranche d’âge (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejet l’hypothèse selon laquelle ces deux parts sont égales.

Lecture : 18,5 % des femmes de 15 à 29 ans déclarent être beaucoup dérangées par ces propos et 9 % des hommes de cette tranche d’âge. Nous rejetons avec une p-value inférieure à 5 % l’hypothèse que chez les 15-29 ans les femmes et les hommes déclarent en même proportion être beaucoup dérangés par ces propos.

Le constat est assez surprenant (Figure 9) : chez les hommes, la part d’individus déclarant être très dérangés par de tels propos est la plus faible chez les plus jeunes d’entre eux (15-29 ans, jeunes actifs). Ils sont 53 % à déclarer ne pas du tout être dérangés par ces propos. Il semble donc qu’en fait, chez les actifs occupés masculins, le degré de tolérance à ces propos sexistes soit le plus prononcé chez les plus jeunes d’entre eux. En ce qui concerne les femmes, le constat inverse semble se dessiner. Même si la part des femmes n’étant pas du tout dérangées par de tels propos reste très élevée (de 47,5 % à 37,6 % selon la tranche d’âge), 18,5 % des jeunes actives occupées confrontées à des propos sexistes déclarent en être très dérangées. Pour les individus âgés de 30 à 44 ans et de 45 à 59 ans, on remarque que la même part, chez les femmes et chez les hommes, disent être très dérangés par ces propos. La tranche d’âge des 15-29 ans est la seule où nous trouvons une différence significative entre la part de femmes et d’hommes répondant être très dérangés par ces propos. Cela souligne un clivage non négligeable entre femmes et hommes de cette tranche d’âge quant à l’acceptabilité des propos sexistes au travail.

Annexes

Méthodologie

S’agissant de sujets sensibles, les questions sur ces comportements ne sont pas posées au cours du questionnaire en face à face, mais l’enquêté y répond seul lors d’un questionnaire auto-administré. Cela permet de limiter un biais de sous-déclaration de tels comportements, bien plus probable lors d’une enquête en face à face. Nous avons utilisé les questions suivantes pour mesurer la violence au travail :

Au cours des douze derniers mois, vous est-il arrivé de vivre au travail les situations difficiles suivantes ? Une ou plusieurs personnes se comportent systématiquement avec vous de la façon suivante…

  • Vous empêche de vous exprimer
  • Vous ridiculise en public
  • Critique injustement votre travail
  • Vous charge de tâches inutiles ou dégradantes
  • Sabote votre travail, vous empêche de travailler correctement
  • Laisse entendre que vous êtes mentalement dérangé
  • Vous dit des choses obscènes ou dégradantes
  • Vous fait des propositions à caractère sexuel de façon insistante
  • Vous fait des blagues blessantes ou de mauvais goût, se moque de vous
  • Vous ignore, fait comme si vous n’étiez pas là

Données

L’enquête Conditions de travail (CT) est menée depuis 1978 par la DARES tous les sept ans environ, afin de mesurer au mieux les conditions de travail, telles qu’elles sont perçues par les travailleurs eux-mêmes. Son contenu évolue donc avec les évolutions du monde du travail pour les cerner au mieux. Ainsi, suite aux recommandations du Collège d’expertise réuni en 2009 sur le suivi des risques psychosociaux, l’enquête a été complétée par un pan de questions permettant d’évaluer ces risques au travail. Depuis 2013 les enquêtes Conditions de travail (CT) et Conditions de travail – Risques psychosociaux (CT-RPS) sont articulées et l’une ou l’autre est réalisée tous les 3 ans, en alternance. L’enquête CT-RPS présente la spécificité d’inclure davantage de questions sur les risques psychosociaux.  La vague 2013 est la première dans laquelle les questions sur les comportements hostiles ont été introduites. En 2013, 33 673 individus ont été interrogées et en 2016 27 700 dont 24 640 actifs occupés l’ont été. Ces enquêtes fournissent des échantillons représentatifs de la population active occupée en France métropolitaine et des quatre départements d’Outre-mer couvert (Martinique, Guyane, Guadeloupe et La Réunion).

Définitions légales du harcèlement moral et sexuel

Les définitions du harcèlement moral et sexuel sont légalement inscrites dans le Code du Travail comme suit :

-l’article L 1152-1 pour le harcèlement moral :

« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »

-l’article L 1153-1 pour le harcèlement sexuel :

« Aucun salarié ne doit subir des faits :

1° Soit de harcèlement sexuel, constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante;

2° Soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. » 

Bibliographie

 Algava, E., Dans quels contextes les comportements sexistes au travail sont-ils le plus fréquent ?, DARES Analyses n° 046, septembre 2016.

 Beque, M., Mauroux, A., Baradji, E., Dennevault, C., Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ?, DARES Résultats n°082, décembre 2017

Brown E., Debauche A., Hamel H., Mazuy, M, Violences et rapports de genre : Enquête sur les violences de genre en France, Collection Grandes Enquêtes, Editions de l’Ined, à paraître au printemps 2020

Cromer S., Raymond A., Violences et rapports de genre : Enquête sur les violences de genre en France, Chapitre 7 : Violences au travail, un risque systémique, Collection Grandes Enquêtes, Editions de l’Ined, à paraître au printemps 2020

Goffman E., The arrangement between the sexes  Theory and Society, vol. 4, no 3, p. 301-331, 1977.

  1. Remerciements : Nous tenons à remercier Sylvie Cromer pour avoir partagé avec nous son regard d’experte sur le sujet de la violence de genre, et pour la qualité des échanges que nous avons pu avoir avec elle au cours de l’élaboration de cette note. Nous remercions aussi Amélie Mauroux pour sa disponibilité et pour avoir répondu à nos questions sur les enquêtes Conditions de Travail
  2. Site du service public, la Direction de l’information légale et administrative (Premier ministre), Ministère chargé de la justice. La définition légale du harcèlement inscrite dans le Code du Travail est disponible en annexe de cette note.
  3. Nous empruntons cette appellation à la DARES : DARES Analyses n°046, E. Algava (2016).