Cette note offre un Ă©clairage sur les rĂ©cents congrĂšs du PS et de LR en Ă©tudiant le bouleversement de la vie politique française depuis les Ă©lections europĂ©ennes et lĂ©gislatives de juin et juillet 2024, un an aprĂšs la dissolution. Quel est le dĂ©nominateur commun des Ă©lecteurs du PS avec ceux de LFI et EELV au sein du bloc de gauche, et avec ceux de Renaissance ? De mĂȘme quels sont les aimants et les repoussoirs au sein du bloc de droite entre les Ă©lecteurs du centre droit, de LR et du RN ? Comment cela explique-t-il les choix des candidats aux rĂ©cents congrĂšs du PS et de LR ? Quel est lâespace politique de ces deux partis traditionnels dans la perspective des prĂ©sidentielles ? Et lâAssemblĂ©e est-elle encore gouvernable dâici les Ă©lections prĂ©sidentielles compte-tenu de la stratĂ©gie du PS et de LR ? Pour rĂ©pondre Ă ces questions, nous Ă©tudions, derriĂšre les alliances Ă©lectorales de partis, les valeurs Ă©conomiques et culturelles des Ă©lecteurs issues Ă©lections europĂ©ennes et lĂ©gislatives lors de la grande enquĂȘte Ă©lectorale Jean-JaurĂšs, Cevipof, Ipsos, Montaigne.
Notre conclusion est claire : les Ă©lecteurs du PS sont en termes de valeurs Ă©conomiques et culturelles, et de prioritĂ©s de politiques publiques, beaucoup plus proches de LFI et de EELV que de Renaissance. La distinction forte et dâimportance concerne le rapport Ă lâUnion EuropĂ©enne et Ă la dĂ©mocratie. Cela peut expliquer la dĂ©cision dâune absence de motion de censure contre le gouvernement Bayrou par le PS en janvier 2025, et la ligne de rupture avec LFI Ă©pousĂ©e par les trois candidats au congrĂšs du PS. Mais la victoire dâOlivier Faure illustre une position extrĂȘmement fragile de la direction du PS pour satisfaire un Ă©lectorat bien plus proche de LFI sur les valeurs Ă©conomiques et culturelles. De mĂȘme, nous montrons lâĂ©quilibre trĂšs fragile de la stratĂ©gie du LR : les Ă©lecteurs de la droite rĂ©publicaine canal historique ou de Ciotti ont des valeurs culturelles plus proches de celles des Ă©lecteurs du RN que ceux de Renaissance. La focalisation sur les thĂ©matiques sĂ©curitaires de la part des deux candidats Laurent Wauquiez et Bruno Retailleau, et la victoire de ces derniers, reflĂštent bien la polarisation de lâĂ©lectorat du LR sur cette thĂ©matique. Mais cet Ă©lectorat reste faible, le RN pouvant capitaliser Ă la fois sur la progression des prĂ©fĂ©rences sĂ©curitaires mais aussi sociales de lâĂ©lectorat en France.
Ă cette aune, comment vont Ă©voluer les Ă©quilibres dans les prochains mois : retour Ă la bipolarisation mais plus radicalisĂ©e et la disparition du centre, lâancrage entre 3 blocs avec un PS au sein du NFP, un LR plus proche du RN, et un centre qui se vide progressivement, ou lâĂ©clatement en 4 blocs ?
Yann Algan, HEC-Cepremap
Gilles Finchelstein, Fondation Jean-JaurĂšs
Eugénie de Laubier, Cepremap
Publié le 27 Juin 2025
Introduction
En 2012, le paysage politique français reposait encore sur un Ă©quilibre traditionnel : deux grands blocs â la droite et la gauche â dominaient la scĂšne, avec une droite radicale marginale. Ce schĂ©ma, hĂ©ritier des dĂ©cennies de la Ve RĂ©publique, a volĂ© en Ă©clats en 2017. La gauche classique sâest disloquĂ©e, ses Ă©lecteurs se dispersant entre la gauche radicale et le centre. La droite, Ă son tour, a vacillĂ©, certains de ses soutiens glissant vers le centre ou vers la droite radicale. Quatre pĂŽles structurent alors le vote : gauche radicale, droite radicale, centre et droite traditionnelle.
En 2022, cette fragmentation sâaccĂ©lĂšre. La droite continue de se dĂ©liter, et les Ă©lecteurs se recentrent autour de trois grandes forces : le centre, la gauche radicale, et la droite radicale. Cette tripartition du champ politique, dĂ©jĂ bien visible lors de lâĂ©lection prĂ©sidentielle de 2022, se cristallise pleinement avec les lĂ©gislatives de 2024. Trois projets antagonistes sây affrontent frontalement : le programme du Nouveau Front Populaire (NFP) Ă gauche, celui de Renaissance au centre, et celui du Rassemblement National Ă droite. Quel est lâavenir pour le PS et LR dans cette tripartition ?
Si le NFP apparaissait jusque-lĂ comme un bloc relativement stable, la motion de censure contre Michel Barnier le 5 dĂ©cembre 2024 a constituĂ© un premier coup de semonce. Mais câest surtout la dĂ©cision du Parti socialiste de ne pas censurer le gouvernement Bayrou Ă lâissue de son discours de politique gĂ©nĂ©rale qui a bouleversĂ© les Ă©quilibres. Cette position mĂ©diane du PS est-elle durable ? En juin 2025, les trois candidats au congrĂšs socialiste â Olivier Faure, Boris Vallaud et Nicolas Mayer-Rossignol â affichaient une volontĂ© commune de rupture avec La France Insoumise. Mais les prĂ©fĂ©rences de leurs Ă©lecteurs permettent-elles rĂ©ellement dâenvisager une stratĂ©gie autonome en vue de la prĂ©sidentielle de 2027 ? La droite, elle aussi, est confrontĂ©e Ă un dilemme stratĂ©gique. En mai 2025, les deux prĂ©tendants Ă la prĂ©sidence de LR â Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez â ont axĂ© leur campagne sur une rhĂ©torique sĂ©curitaire marquĂ©e. Mais face Ă une droite radicale incarnĂ©e par le RN, et Ă un centre droit incarnĂ© par Ădouard Philippe, quel espace politique ces figures LR peuvent-elles vĂ©ritablement occuper ? Que nous disent, lĂ encore, les prĂ©fĂ©rences de lâĂ©lectorat de droite ?
Pour rĂ©pondre Ă ces questions et mieux comprendre la recomposition du champ politique Ă la lumiĂšre des congrĂšs du PS et de LR â et en anticipation des Ă©chĂ©ances de 2027 â nous analysons les prĂ©fĂ©rences des Ă©lecteurs Ă partir de leurs votes aux Ă©lections europĂ©ennes et lĂ©gislatives de 2024. Lâanalyse repose sur la vaste base de donnĂ©es constituĂ©e par Ipsos-Jean JaurĂšs, le Cevipof et Le Monde, Ă lâoccasion du scrutin europĂ©en de juin 2024. Cette enquĂȘte, conduite du 26 juillet au 1er aoĂ»t 2024, a recueilli les rĂ©ponses de 11 204 participants1.
Pour notre Ă©tude, nous nous sommes concentrĂ©s sur les votes exprimĂ©s au second tour des europĂ©ennes, ainsi quâaux premier et second tours des lĂ©gislatives. Compte tenu des contraintes liĂ©es Ă la disponibilitĂ© des donnĂ©es, notre pĂ©rimĂštre se limite aux Ă©lecteurs des formations suivantes : Nouveau Front Populaire, Ensemble, Les RĂ©publicains (LR), les RĂ©publicains ayant soutenu le Rassemblement National (LR_RN), et enfin le Rassemblement National (RN). Afin dâaffiner lâanalyse des dynamiques internes au NFP, nous avons croisĂ© ces donnĂ©es avec les rĂ©sultats des europĂ©ennes, ce qui nous a permis dâidentifier distinctement les Ă©lectorats du Parti Communiste Français (PCF), de La France Insoumise (FI), dâEurope Ăcologie Les Verts (EELV) et du Parti Socialiste / Place Publique (PS_PP).
Les forces en présence
Le graphique 1 illustre la répartition des électeurs ayant voté pour les trois grands blocs politiques lors des élections européennes de juillet 2024, en fonction de leur vote aux législatives de juin 2024.

Dans lâensemble, 28 % des enquĂȘtĂ©s dĂ©clarent avoir votĂ© pour le Nouveau Front Populaire (NFP) lors des lĂ©gislatives. Ce bloc rĂ©vĂšle une forte hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, avec deux pĂŽles nettement identifiables : 10,2 % avaient votĂ© pour La France Insoumise (LFI) aux europĂ©ennes, tandis que 9,8 % avaient choisi le Parti Socialiste â Place Publique (PS-PP), et 3,8 % sâĂ©taient tournĂ©s vers Europe Ăcologie Les Verts (EELV). Cette diversitĂ© interne met en Ă©vidence la coexistence â parfois tendue â dâun Ă©lectorat Ă la fois ancrĂ© dans la gauche radicale et dans une social-dĂ©mocratie plus modĂ©rĂ©e. Le bloc Ensemble, quant Ă lui, rassemble 20 % des votes aux lĂ©gislatives dans notre Ă©chantillon, mais ce total masque une dynamique beaucoup plus restreinte : seuls 12,5 % des sondĂ©s avaient dĂ©jĂ votĂ© pour ce mouvement aux europĂ©ennes, les autres Ă©lecteurs provenant marginalement du PS et de LR (moins de 3 % chacun). Les apports en provenance dâautres formations sont nĂ©gligeables. Il en rĂ©sulte un centre politique affaibli, Ă la base Ă©lectorale Ă©troite, oĂč la prĂ©sence dâanciens Ă©lecteurs socialistes est bien moins marquĂ©e que dans le NFP. Du cĂŽtĂ© de la droite, moins de 10 % des sondĂ©s ont votĂ© pour la liste Les RĂ©publicains traditionnelle lors des lĂ©gislatives. Ce bloc rĂ©unit un noyau dâĂ©lecteurs LR, mais aussi une composante plus fluctuante, composĂ©e dâĂ©lecteurs ayant votĂ© Renaissance aux europĂ©ennes, rĂ©vĂ©lant une porositĂ© croissante avec le centre. Enfin, le bloc Rassemblement National (RN) apparaĂźt comme le plus homogĂšne et le plus robuste Ă©lectoralement. 32 % des sondĂ©s dĂ©clarent avoir votĂ© RN aux lĂ©gislatives, dont 27 % lâavaient dĂ©jĂ fait aux europĂ©ennes. Ce socle est renforcĂ© par lâapport dâĂ©lecteurs venus de la droite dite ciottiste, illustrant une dynamique de consolidation de la droite radicale autour du RN.
La figure 2 met en Ă©vidence la maniĂšre dont les Ă©lecteurs, en particulier ceux ayant changĂ© de camp entre les deux scrutins, sâauto-positionnent politiquement sur une Ă©chelle allant de 1 (trĂšs Ă gauche) Ă 10 (trĂšs Ă droite).

La taille ddes points est proportionnelle au nombre d’Ă©lecteurs. Les barres reprĂ©sentent les quartiles d’auto-positionnement. Lecture: 50 % des Ă©lecteurs de LFI s’auto positionnent entre 1 et 3 sur l’Ă©chelle de 0 Ă 10, 25 % Ă moins de 1 et 25 % Ă plus de 3.
Sans surprise, les Ă©lecteurs du Nouveau Front Populaire, quâils aient votĂ© pour LFI, EELV ou PSâPlace Publique aux europĂ©ennes, se situent nettement Ă gauche de lâĂ©chelle, autour de 2,5 Ă 3 â un positionnement gĂ©nĂ©ralement associĂ© Ă la gauche radicale. Ă lâinverse, ceux issus dâEELV ou du PSâPlace Publique qui ont rejoint la liste Ensemble lors des lĂ©gislatives se positionnent bien plus au centre, autour de 4,6 Ă 5, soit Ă des niveaux trĂšs proches des Ă©lecteurs traditionnels de Renaissance aux europĂ©ennes. Il existe donc bien une forte division au sein des Ă©lecteurs socialistes, mais la trĂšs grande majoritĂ© qui a rejoint le NFP est clairement positionnĂ© trĂšs proche de la gauche radicale. Ce point permet dâĂ©clairer lâabsence de programmes Ă©conomiques et sociaux renouvelĂ©s et distincts de celui du NFP dans la campagne des trois prĂ©tendants au congrĂšs du PS.
Du cĂŽtĂ© droit de lâĂ©chiquier politique, les Ă©lecteurs LR sâauto-positionnent nettement plus Ă droite, dans une moyenne comprise entre 7,5 et 8, soit des niveaux proches de ceux des Ă©lecteurs du Rassemblement National ou mĂȘme de ReconquĂȘte. Cette proximitĂ© idĂ©ologique Ă©claire la stratĂ©gie adoptĂ©e par Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez, qui ont axĂ© leur campagne sur une rhĂ©torique sĂ©curitaire et identitaire â notamment autour des thĂ©matiques anti-immigration et anti-islam â dans lâobjectif de mobiliser cet Ă©lectorat ou de capter une partie de celui du RN en vue de la prĂ©sidentielle.
Cette configuration met Ă©galement en lumiĂšre la distance idĂ©ologique qui sĂ©pare la droite centriste de lâĂ©lectorat LR, rendant dâautant plus incertaines les perspectives dâalliances Ă lâAssemblĂ©e et fragilisant la stabilitĂ© du gouvernement Bayrou Ă lâhorizon 2027.
Valeurs économiques et culturelles
Afin de mieux comprendre la recomposition des blocs politiques, analysons maintenant les systÚmes de valeurs qui unissent ou différencient les électorats. Pour ce faire, nous mobilisons plusieurs questions relatives aux dimensions économiques et culturelles des préférences des électeurs.
Nous avons tout dâabord construit un indice de conservatisme Ă©conomique, fondĂ© sur les rĂ©ponses Ă cinq items rĂ©vĂ©lateurs dâattitudes Ă lâĂ©gard du rĂŽle de lâĂtat et de la solidaritĂ© : opposition Ă la redistribution Ă©conomique, dĂ©fiance envers les syndicats, perception nĂ©gative des chĂŽmeurs, des fonctionnaires et des services publics.
En parallĂšle, nous avons Ă©laborĂ© un indice de conservatisme culturel, reposant sur trois dimensions clĂ©s : lâopposition Ă lâimmigration, le soutien Ă la peine de mort, et la prĂ©fĂ©rence exprimĂ©e pour vivre dans un environnement socialement homogĂšne â câest-Ă -dire entourĂ© de personnes perçues comme similaires en termes dâorigine, de convictions ou de mode de vie.
Méthodologie
Les indices de conservatisme culturel et Ă©conomique ont Ă©tĂ© Ă©laborĂ©s Ă partir dâune analyse en composantes principales (ACP). Chaque variable composant les indices est pondĂ©rĂ©e selon le coefficient associĂ© au premier axe principal, lequel capture la plus grande part de la variance observĂ©e dans les rĂ©ponses. Lâindice de conservatisme culturel mesure les attitudes sur des enjeux sociĂ©taux Ă partir de trois variables binaires :
- Lâopposition Ă lâimmigration, identifiĂ©e par une note strictement supĂ©rieure Ă 6 sur une Ă©chelle de 0 Ă 10 en rĂ©ponse Ă la question : Sur une Ă©chelle de 0 Ă 10, diriez-vous que vous ĂȘtes dâaccord ou pas dâaccord avec lâaffirmation suivante : il y a trop dâimmigrĂ©s en France ?
- Le soutien au rĂ©tablissement de la peine de mort, mesurĂ© par une rĂ©ponse plutĂŽt dâaccord ou dâaccord Ă la question : Ătes-vous dâaccord avec lâaffirmation suivante : il faudrait rĂ©tablir la peine de mort ?
- La prĂ©fĂ©rence pour un environnement socialement homogĂšne, Ă©valuĂ©e Ă partir de la question : Si vous deviez choisir, dans quel type dâenvironnement prĂ©fĂ©reriez-vous vivre ? Avec des personnes similaires ou diffĂ©rentes en termes dâorigine et dâopinion ?
Lâindice de conservatisme Ă©conomique repose quant Ă lui sur cinq variables binaires reflĂ©tant les attitudes vis-Ă -vis de la redistribution et des acteurs publics :
- Lâopposition Ă la redistribution, mesurĂ©e par une rĂ©ponse supĂ©rieure Ă 6 sur une Ă©chelle de 0 Ă 10 Ă la question : Pour Ă©tablir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres. Ătes-vous dâaccord ou pas dâaccord avec cette opinion ?
- La défiance envers les syndicats, via des réponses négatives à leur égard.
- La perception nĂ©gative des chĂŽmeurs, mesurĂ©e par lâadhĂ©sion Ă lâaffirmation : Les chĂŽmeurs pourraient trouver du travail sâils le voulaient vraiment
- La perception nĂ©gative des fonctionnaires, Ă travers lâaffirmation : Il faudrait rĂ©duire le nombre de fonctionnaires
- La perception critique des services publics, via la question : Pouvez-vous me dire si le mot âservice publicâ vous Ă©voque quelque chose de trĂšs positif, assez positif, assez nĂ©gatif ou trĂšs nĂ©gatif ?
Les deux indices sont normalisĂ©s de maniĂšre Ă avoir une moyenne Ă©gale Ă zĂ©ro. Un score positif indique une orientation plus conservatrice â culturelle (comme lâopposition Ă lâimmigration) ou Ă©conomique (comme lâhostilitĂ© Ă la redistribution). Ă lâinverse, un score nĂ©gatif traduit des positions plus progressistes ou favorables Ă lâintervention de lâĂtat.
Enfin, lâanalyse croise ces indices avec les comportements Ă©lectoraux, en distinguant les Ă©lecteurs ayant votĂ© pour le NFP, Ensemble ou le RN lors des lĂ©gislatives, selon leur choix aux Ă©lections europĂ©ennes. Cela permet dâidentifier les proximitĂ©s et les Ă©carts idĂ©ologiques entre les Ă©lecteurs stables et les Ă©lecteurs volatils circulant entre ces diffĂ©rents blocs.
La figure 3 présente les deux indices des valeurs culturelles et économiques. Les figures 4 et 5 détaillent ces indices en fonction des différentes questions.

Premier enseignement : trois grands blocs de prĂ©fĂ©rences se dessinent clairement en matiĂšre de valeurs culturelles. Les Ă©lecteurs du Rassemblement National (RN) aux lĂ©gislatives se distinguent par un positionnement nettement plus conservateur que la moyenne. Ainsi, 53 % dâentre eux dĂ©clarent prĂ©fĂ©rer vivre dans un environnement composĂ© de personnes perçues comme semblables, 89 % se disent opposĂ©s Ă lâimmigration, et 76 % soutiennent le rĂ©tablissement de la peine de mort. Sur ces indicateurs, les diffĂ©rences entre les Ă©lecteurs du RN et ceux de ReconquĂȘte sont minimes, tĂ©moignant dâune proximitĂ© idĂ©ologique forte au sein de la droite radicale.

Chez les Ă©lecteurs du parti Les RĂ©publicains (LR) aux europĂ©ennes, ceux qui ont maintenu leur choix aux lĂ©gislatives affichent un conservatisme culturel supĂ©rieur Ă la moyenne, mais nettement infĂ©rieur Ă celui des transfuges vers le RN, deux fois plus nombreux Ă exprimer des positions radicales. Les Ă©lecteurs fidĂšles Ă LR sont par exemple 58% Ă sâopposer fortement Ă toute forme dâimmigration et 44% Ă ĂȘtre favorables au rĂ©tablissement de la peine de mort, trĂšs loin des positions des Ă©lecteurs du RN (89% et 77% sur ces deux questions) et beaucoup plus proches des Ă©lecteurs de Renaissance/Ensemble (38% et 33%). Ce constat souligne une rĂ©alitĂ© politique contraignante pour LR : lâespace Ă©lectoral entre la droite centriste et la droite radicale apparaĂźt Ă©troit. Le discours trĂšs proche de la droite radicale sur les dimensions culturelles et sĂ©curitaires de Bruno Retaillaud le rapproche de lâĂ©lectorat du RN, mais risque de le couper de son Ă©lectorat de base. Le pari semble trĂšs risquĂ©. Les Ă©lecteurs du RN ont rĂ©guliĂšrement montrĂ© quâils prĂ©fĂ©raient lâoriginal Ă la copie. Et cette stratĂ©gie ouvre un espace pour la droite centriste incarnĂ© par Edouard Philippe sur le champ des valeurs.
Ă lâopposĂ© de lâĂ©chiquier, les Ă©lecteurs du Nouveau Front Populaire (NFP) aux lĂ©gislatives se positionnent comme nettement moins conservateurs que la moyenne sur les questions culturelles. Ă peine 15 % se disent opposĂ©s Ă lâimmigration, et une large majoritĂ© rejette fermement la peine de mort. Fait notable : les Ă©lecteurs du Parti Socialiste ayant votĂ© soit NFP, soit Ensemble aux lĂ©gislatives, prĂ©sentent des profils relativement similaires sur lâaxe culturel. Cela suggĂšre que ce clivage ne sera sans doute pas dĂ©cisif dans les arbitrages de coalition que le PS devra effectuer en vue de 2027, entre un rapprochement avec LFI ou une alliance plus centriste. Le bloc Ensemble/Renaissance, quant Ă lui, se situe lĂ©gĂšrement en dessous de la moyenne en matiĂšre de conservatisme culturel, se rapprochant davantage des Ă©lecteurs du NFP que de ceux du RN. Ă titre dâexemple, 38 % des Ă©lecteurs dâEnsemble se disent opposĂ©s Ă une plus forte immigration â un chiffre certes plus Ă©levĂ© que celui du NFP, mais trĂšs Ă©loignĂ© des niveaux massifs dâhostilitĂ© observĂ©s dans le camp RN et dans une moindre mesure dans celui de LR.

Si les blocs apparaissent relativement ordonnĂ©s sur lâaxe culturel â allant dâun pĂŽle trĂšs progressiste Ă gauche vers un pĂŽle fortement conservateur Ă lâextrĂȘme droite â, il en va autrement sur le plan des valeurs Ă©conomiques. Ă droite, les diffĂ©rences entre les Ă©lectorats de Renaissance, de LR et du RN sont beaucoup moins marquĂ©es que sur les questions culturelles, et affichent tous un grand libĂ©ralisme Ă©conomique. La figure 5 met en lumiĂšre un rĂ©sultat particuliĂšrement saisissant : de lâĂ©lectorat centriste Ă celui de la droite radicale, on observe une hostilitĂ© massive et homogĂšne aux syndicats, aux chĂŽmeurs et aux fonctionnaires. Les seules nuances apparaissent sur la question du service public, avec une opposition plus marquĂ©e chez les Ă©lecteurs de la droite ciottiste (46 %) et du RN, que chez ceux de la droite traditionnelle (30 %) ou de Renaissance (27 %).
Au sein de la gauche, lâadhĂ©sion des Ă©lecteurs du PS Ă la coalition avec LFI sâexplique dâabord par une convergence trĂšs forte sur les prioritĂ©s Ă©conomiques. Comme le montre la figure 5, les Ă©lecteurs du NFP expriment un soutien massif Ă lâapprofondissement de la redistribution des revenus (51 %) et aux services publics (83 %), et se montrent bien moins enclins que la moyenne Ă critiquer les chĂŽmeurs (32 %), les fonctionnaires (22 %) ou les syndicats (24 %).
En conclusion, trois blocs apparaissent sur les valeurs culturelles et Ă©conomiques qui laissent trĂšs peu dâespace politique au PS et Ă LR. LâĂ©lectorat du RN affiche un trĂšs fort conservatisme culturel et un certain libĂ©ralisme Ă©conomique, avec surtout une idĂ©ologie anti-Etat, anti-fonctionnaire, anti-syndicat. LâĂ©lectorat du NFP combine un trĂšs fort libĂ©ralisme culturel, en revanche une idĂ©ologie Ă©conomique pro-Etat et pro-redistribution. LâĂ©lectorat de Ensemble/Renaissance combine un fort libĂ©ralisme Ă©conomique et culturel. Sur lâarc allant du centre Ă la droite radicale, les clivages idĂ©ologiques se structurent avant tout autour des valeurs culturelles, bien plus que des valeurs Ă©conomiques. Cette hiĂ©rarchie des enjeux explique pourquoi la rhĂ©torique conservatrice centrĂ©e sur lâimmigration, lâidentitĂ© et la sĂ©curitĂ© sâimpose comme lâaxe dominant chez les prĂ©tendants Ă la prĂ©sidence de LR, dĂ©sireux de sĂ©duire lâĂ©lectorat du RN sur la dimension la plus diffĂ©renciante. En revanche lâabsence dâaggionamento sur le programme Ă©conomique et culturel du cĂŽtĂ© du PS par rapport au programme du NFP/LFI lors du congrĂšs sâexplique de façon simple : lâĂ©lectorat du PS et de LFI sont trĂšs proches sur ces dimensions. Il faut chercher dans le rapport Ă lâUnion europĂ©enne et Ă la dĂ©mocratie la seule diffĂ©rence.
Rapport aux institutions
Les vĂ©ritables lignes de fracture au sein du bloc de gauche ne rĂ©sident pas tant dans les valeurs Ă©conomiques ou culturelles que dans le rapport aux institutions de la Ve RĂ©publique, Ă lâUnion europĂ©enne et, plus largement, au fonctionnement dĂ©mocratique.
Ainsi, prĂšs des trois quarts des Ă©lecteurs de La France Insoumise (LFI) se dĂ©clarent favorables Ă une dĂ©mission dâEmmanuel Macron, une position bien moins partagĂ©e chez les Ă©lecteurs du Parti Socialiste ou dâEurope Ăcologie Les Verts, dont moins de la moitiĂ© y sont favorables. De la mĂȘme maniĂšre, alors que seuls 25 % des Ă©lecteurs de LFI se disent satisfaits du fonctionnement de la dĂ©mocratie française, cette proportion atteint 60 % chez les Ă©lecteurs du PS. Les Ă©lecteurs qui se sont ralliĂ©s au NFP lors des lĂ©gislatives expriment des jugements plus critiques (50 % de satisfaction) que ceux ayant votĂ© pour Renaissance (70 %), mais lâĂ©cart reste significatif par rapport aux Ă©lecteurs de LFI.
Ces divergences soulignent une fracture nette au sein du NFP entre une gauche radicale qui remet en cause la lĂ©gitimitĂ© institutionnelle, et une gauche plus modĂ©rĂ©e, attachĂ©e au cadre rĂ©publicain. Elles permettent dâĂ©clairer la stratĂ©gie de distanciation du Parti Socialiste vis-Ă -vis de LFI, et lâimplosion du bloc NFP lors du vote de la motion de censure contre le gouvernement Bayrou. Les Ă©lecteurs socialistes apparaissent ainsi plus lĂ©gitimistes, davantage en phase avec une gauche de gouvernement respectueuse des institutions.
Ce clivage sâobserve Ă©galement dans le rapport Ă lâUnion europĂ©enne : les Ă©lecteurs du PS et dâEELV y sont nettement plus favorables que ceux de LFI, confirmant une orientation plus europhile et institutionnelle chez les premiers.
Ă droite, les Ă©lecteurs de Les RĂ©publicains offrent une image en miroir de celle du PS sur ces mĂȘmes enjeux. Moins dâun quart dâentre eux souhaitent la dĂ©mission du prĂ©sident Macron â contre 75 % chez les Ă©lecteurs du RN ou de ReconquĂȘte â, et ils sont environ 50 % Ă exprimer une satisfaction vis-Ă -vis du fonctionnement dĂ©mocratique en France, soit des niveaux comparables Ă ceux observĂ©s chez les Ă©lecteurs socialistes. Par ailleurs, prĂšs de trois quarts dâentre eux se dĂ©clarent favorables Ă lâUnion europĂ©enne, ce qui les distingue clairement de lâĂ©lectorat de droite radicale. Cette posture traduit lâancrage dâune droite dite lĂ©gitimiste, qui, bien quâen convergence avec le RN sur certaines valeurs culturelles, se distingue profondĂ©ment sur le plan institutionnel. Elle Ă©claire Ă©galement le positionnement du nouveau prĂ©sident de LR, Bruno Retailleau, qui se revendique des valeurs identitaires chĂšres au RN mais en question la crĂ©dibilitĂ© du RN en matiĂšre de capacitĂ© Ă gouverner et de respect des institutions.
Conclusion : Pierre MendÚs France versus Mélenchon ? De Gaulle versus Trump ?
Lâanalyse des aspirations des Ă©lecteurs de gauche et de droite Ă lâissue de la dissolution montre que la marge du PS et de LR est trĂšs Ă©troite en vue de la prĂ©sidentielle de 2027.
Ă droite, lâĂ©lection de Bruno Retailleau Ă la tĂȘte de Les RĂ©publicains (LR) marque un tournant dĂ©cisif pour la droite rĂ©publicaine en vue de 2027. Son programme sur les dimensions culturelles le rapproche beaucoup plus des Ă©lecteurs du RN que de sa base Ă©lectorale traditionnelle, tout comme son discours programme sur le rapport Ă lâautoritĂ© et un homme fort. CouplĂ© au fort libĂ©ralisme Ă©conomique, la stratĂ©gie du LR sâinscrit dâune certaine façon dans la dĂ©finition du Trumpisme beaucoup plus que de la droite traditionnelle. Cet espace est cependant dĂ©jĂ occupĂ© par le RN, ouvre un espace pour la droite centriste incarnĂ©e par Edouard Philippe, et laisse une marge Ă©troite dans la perspective des prĂ©sentielles de 2027. Comment combiner Trump et lâhĂ©ritage de De Gaulle, ce sera la question clef de LR dans les deux prochaines annĂ©es.
Du cĂŽtĂ© de la gauche, la marge dâOlivier Faure est tout aussi tĂ©nue. Lâalliance stratĂ©gique nouĂ©e avec La France insoumise (LFI) sous la direction dâOlivier Faure sâest dâabord imposĂ©e comme un choix pragmatique â prĂ©server des circonscriptions, unir lâĂ©lectorat de gauche, faire front contre lâextrĂȘme droite. Mais cette alliance a aussi exposĂ© les faiblesses du PS, devenu incapable de redevenir la force dominante Ă gauche. Comme ailleurs en Europe, la social-dĂ©mocratie française est confrontĂ©e Ă une remise en cause de lâĂtat-providence et lâabsence de renouvellement de la pensĂ©e de la social-dĂ©mocratie tout comme de leader dans la lignĂ©e des Blum et MendĂšs France. La relation au macronisme cristallise Ă©galement les ambiguĂŻtĂ©s du PS. Sâil sâoppose fermement aux rĂ©formes des retraites et Ă la loi immigration, il a cependant choisi de ne pas censurer le gouvernement Bayrou sur les lois de finances, illustrant une ouverture envers lâĂ©lectorat de gauche modĂ©rĂ©e. Le problĂšme reste lâabsence de cap clair : sans projet propre et cohĂ©rent, le PS reste prisonnier de ses contradictions Ă©lectoralistes avec trĂšs peu dâespace dans la perspective des prĂ©sidentielles de 2027.