Billet OBE : World Happiness Report 2022 – grandes lignes et remarques

Couverture du World Happiness Report 2022

L’édition 2022 du World Happiness Report marque les dix ans de cette publication, réalisée sous l’égide des Nations Unies. L’objectif de cette publication est de donner la plus grande visibilité possible à la mesure du bien-être subjectifs et aux recherches qui en analyse la construction et les moyens de le favoriser. Le WHR s’appuie principalement sur les données du Gallup World Poll, qui administre un même questionnaire dans plus de 150 pays et constitue une des principales sources de référence pour les comparaisons entre pays. Le classement des pays en fonction de leur satisfaction dans la vie moyenne constitue probablement l’élément le plus connu et le plus repris médiatiquement, mais chaque édition comprend une sélection de focus thématiques reflétant l’état des connaissances.

Dix ans de recul et deux ans de pandémie

Suivant la formule adoptée pour ce rapport depuis pratiquement le début, le premier chapitre s’articule autour du classement des pays selon la satisfaction dans la vie et d’une analyse des tendances récentes. Même si la France intègre pour la première fois la liste des 20 pays ayant la satisfaction la plus élevée, c’est avant tout la stabilité qui domine. Le point le plus intéressant à ce niveau de généralité est probablement la progression de la satisfaction dans les pays d’Europe de l’Est – tirée par la Bulgarie, la Roumanie et la Serbie. Au niveau des corrélats de la satisfaction à l’échelle du pays, la progression de la sensation de pouvoir choisir ce qu’on fait de sa vie et la réduction de la perception de la corruption semblent avoir contribué à cette dynamique1.

Comme l’an dernier, l’épidémie de Covid-19 semble avoir eu essentiellement un impact sur les sentiments négatifs (anxiété, peur, découragement), avec une résilience de la satisfaction dans la vie – ce qui correspond à ce que montre l’enquête CoviPrev de Santé Publique France ainsi que notre propre tableau de bord 2. Les auteurs du rapport mettent cette résilience pour partie sur le compte d’une augmentation de la fréquence des comportements prosociaux : donc caritatifs, bénévolat, aide directe à des personnes étrangères. À l’occasion de la pandémie, ces comportements sont devenus plus fréquents partout, et en particulier dans des pays où ils sont venus pallier des systèmes sociaux et de santé moins développés qu’en France. Cette plus forte prévalence des liens entre individus ne s’est toutefois pas traduite par une plus forte confiance dans les institutions, qui reste essentiellement inchangée.

Comme l’an dernier, ces données mettent en évidence que les pays où la confiance dans les autres et les institutions ont subi moins de décès de la Covid-19. Quelques exceptions, notamment la Suède, procèdent d’erreurs de stratégie initiales qui ont été difficiles à rattraper ensuite.

Le bien-être trouve lentement sa place dans l’action publique

Le deuxième chapitre du rapport prend la mesure de l’intérêt public pour le bien-être.

Une première section évalue cet intérêt en mesurant la fréquence de happiness, de ses traductions et de termes liés dans le corpus des ouvrages numérisés par Google (au travers des ngrams) – R. Pawin avait utilisé entre autres une méthode proche pour montrer sur un temps plus long la progression de l’intérêt pour le bonheur en France3. La fréquence de ces termes a connu une augmentation significative, alors que d’autres comme le PIB ou le revenu stagnent. Il est donc possible d’y voir une évolution des centres d’intérêts, qui délaissent la croissance économique et le revenu au profit d’une préoccupation pour le bien-être.

Dans le champ de la recherche scientifique, l’intérêt pour le bonheur, la satisfaction de vie et le bien-être subjectif se traduit par une multiplication par dix du nombre de publications utilisant ces termes dans leur résumé entre 2003 et 2019 – essentiellement en psychologie et en économie. Dans ce dernier domaine, les articles portant sur des politiques publiques dirigées vers le bien-être a pris de l’importance par rapport à une littérature initiale surtout tournée vers la mise en évidence des conditions du bien-être subjectif.

La troisième section rend compte du projet Measuring Progress and Well-Being, qui recense les dispositifs publics de mesure du progrès des sociétés, 166 à ce jour, avec 40 % qui incluent des mesures subjectives. Les objectifs et formats de ces dispositifs sont nombreux. Le chapitre souligne particulièrement ceux destinés à orienter l’action publique, avec l’exemple de la Nouvelle-Zélande, du Canada, et surtout du Royaume-Uni, où depuis 2021 la satisfaction de vie constitue une métrique de plein droit dans les analyses coûts-bénéfices de l’action publique menées au titre des arbitrages budgétaires du gouvernement et de l’évaluation de l’action publique.

Le chapitre se conclut sur une discussion de trois enjeux majeurs de ces dispositifs. Le premier est le choix entre une approche synthétique, qui cherche à résumer le bien-être en un chiffre, facile à communiquer et à utiliser, et une approche en tableau de bord, avec une pluralité d’indicateurs – nous sommes à l’Observatoire plutôt favorables à la deuxième approche. Le deuxième souligne l’importance de considérer les inégalités de bien-être et pas seulement le niveau agrégé. Sur ce point, nous incluons régulièrement une vision de la distribution dans nos Notes4, mais c’est un élément que nous allons inclure dans notre tableau de bord à l’avenir. Le troisième réside dans l’état encore trop faible de notre compréhension des relations entre bien-être subjectif et dispositifs de lutte contre le changement climatique, alors qu’il s’agit sans doute de l’enjeu le plus important pour l’action publique des trente prochaines années.

Les réseaux sociaux, miroir des sentiments

Nous avions consacré en 2020 une Note à ce sujet5 : le réseau social Twitter peut-il nous donner des informations sur le bien-être ? Ce chapitre résume une partie de ce champ de recherche, qui montre qu’il est possible d’extraire des messages postés sur Twitter des indicateurs de sentiment qui reflètent assez fidèlement des mesures d’enquête, avec l’avantage d’une fréquence beaucoup plus grande.

De fait, ce chapitre documente l’explosion des messages reflétant l’anxiété et la tristesse au cours des deux dernières années et en lien avec l’épidémie. L’ampleur de ces réactions à l’épidémie est comparable à ce qui était auparavant observé seulement lors que grands événements politiques, sportifs ou médiatiques, et avec une durée beaucoup plus longue. L’expression de la colère a pour sa part tendance à diminuer avec l’introduction de mesures restrictives, ce qui suggère l’expression d’un sentiment de colère face à ce qui était perçu comme un défaut d’action des gouvernements, et que les protestations suite à ces actions nous a fait perdre de vue.

Nous reviendrons prochainement sur ce thème dans le cas de la France, restez à l’écoute !

Nés pour être heureux ?

Le cinquième chapitre du rapport fait un état des lieux des recherches sur l’influence des prédispositions génétiques au bonheur, et à leurs conséquences. L’essentiel de ces travaux compare des jumeaux génétiquement identiques (homozygotes) à des jumeaux génétiquement différents (hétérozygotes, « faux jumeaux »), et aboutissent à l’idée que 40% des différences de satisfaction déclarée par les individus proviennent de prédispositions génétiques différentes.

Cela ne signifie pas qu’il existe un gène du bonheur6. Comme pour la plupart des traits tant soit peu complexes, cette prédisposition repose sur un vaste ensemble de variants qui font que certaines personnes ont plus tendance à se sentir heureuses que d’autres. L’expression de ces tendances latentes doit en outre beaucoup à la manière dont l’environnement entraîne l’expression ou non de ces variants – ce qu’on nomme l’épigénétique. À titre d’exemple, l’analyse de couples de jumeaux norvégiens montre que les jumeaux restés célibataires ont un niveau de bien-être plus proche de celui de leurs parents que ceux qui se sont mariés, la relation maritale conduisant à un changement d’environnement que ne connaissent pas les célibataires.

La recherche est très active dans l’identification à un niveau plus fonctionnel les conséquences de ces différences, dans l’activité du cerveau ou la régulation hormonale, par exemple. En pratique, disposer d’une mesure de la prédisposition au bien-être des individus permettrait de mieux évaluer les actions susceptibles d’influer sur les 60% restants, sur lesquels nous pouvons avoir une action directe.

Sans disposer d’outils avancés d’analyse du génome, nous savons que l’expression des gènes varie selon des caractéristiques observables, à commencer par le sexe (biologique) et l’âge des individus. L’analyse des interventions devrait donc au minimum être toujours différenciée selon ces dimensions.

L’Équilibre et l’harmonie, des dimensions culturelles du bien-être ?

Une critique – légitime  — souvent faite aux recherches en psychologie est que les fondations ont été construites sur l’observation d’un échantillon de personnes très particulières : à la peau claire, diplômées, issues de pays industrialisés, riches et démocratiques (WEIRD en anglais, ce qui signifie par ailleurs étrange). Dans le cas du bien-être subjectif, cette critique interroge les grandes dimensions couramment utilisées – sentiment d’être heureux, satisfaction dans la vie, sentiment que sa vie à du sens – qui proviennent d’un cadre d’analyse issu de la culture européenne (que l’on fasse ici référence à l’hédonisme d’Épicure, à l’eudémonisme d’Aristote ou à l’utilitarisme de Bentham).

Ce dernier chapitre constitue un élément de réponse à cette critique. Aux questions habituelles, l’édition 2020 du Gallup World Poll, la source de données de référence du rapport, a ajouté des questions portant sur le sentiment d’équilibre (balance) et d’harmonie. Ces deux concepts ont été identifiés comme centraux à la définition d’une vie bonne dans la plupart des cultures asiatiques. Elles occupent en effet une place centrale dans le bouddhisme, le taoïsme ou le confucianisme.

En termes de ressenti toutefois, on ne constate pas de division culturelle. Les pays où les personnes expriment une plus grande satisfaction à l’égard de l’équilibre entre les différentes dimensions de leur vie, de s’être sentis calmes la veille ou d’entre en paix avec la vie qu’elles mènent sont peu ou prou ceux qui déclarent une forte satisfaction dans la vie, et les pays asiatiques ne se distinguent pas particulièrement. C’est dans les pays les plus pauvres, en Afrique sub-saharienne en particulier, qu’on retrouve la conjonction de la plus grande appétence pour une vie calme et la plus faible proportion de personnes qui déclarent mener une telle vie.

De même, la question « Pensez-vous qu’il faut d’abord faire attention à soi ou aux autres ? » reçoit des réponses plus marquées vers l’individualisme dans les pays asiatiques, et plus tournées vers les autres dans les pays européens.

Ces résultats suggèrent que les mesures de références du bien-être reposent bien sur des éléments de ce qu’est une vie bonne qui traversent la plupart des cultures. Ils invitent aussi à nous méfier des représentations trop rapides des contextes culturels, en particulier à une époque où les influences réciproques sont nombreuses, complexes et en évolution rapide. La force des préférences déclarées pour ces états d’équilibre et d’harmonie invite enfin à les ajouter au registre des dimensions généralement pertinentes pour le bien-être.

N.B. Ce billet a été initialement publié sur le Carnet de l’Observatoire du bien-être. Nous le republions ici, car nous pensons qu’il peut intéresser plus largement les lecteurs habituels de nos Notes.

  1. La forte progression du sentiment de liberté dans la Communauté des États Indépendants (la Russie et quelques républiques ex-soviétiques) est surprenante dans un contexte de durcissement de plusieurs régimes, à commencer par la Russie et la Biélorussie. Les auteurs du rapport ne commentent pas ce point.
  2. Notre tableau de bord montre cependant que les fluctuations d’un trimestre à l’autre peuvent être importantes.
  3. R. Pawin, Histoire du bonheur en France depuis 1945, Paris: Robert Laffont, 2013, ainsi que dans la dernière section du Bien-être en France  — Rapport 2020.
  4. Voir par exemple M. Perona, « France heureuse, France malheureuse », Notes de l’Observatoire du bien-être, 2022-04.
  5. D. Alezra, I. Laugier, M. Perona, « Twitter, mesure du bien-être », Notes de l’Observatoire du bien-être, 2020-09
  6. Les analyses sur l’ensemble du génome ont identifié au moins 148 gènes ayant une corrélation avec la satisfaction dans la vie, et il est probable qu’il y en ait un nombre nettement plus important.