De la souffrance au bonheur au travail : cache-misère ou changement de paradigme ?

Note
Observatoire du bien-ĂŞtre

ConfĂ©rence donnĂ©e Ă  l’invitation du CEZAM Pays de la Loire dans le cadre de leur Observatoire 2019, devant un public de reprĂ©sentants du personnel Ă©lus dans les conseils d’entreprise

Le bonheur au travail : examen d’un discours

En introduction, les organisateurs de la conférence on diffusé trois vidéos sur le sujet. Extrait 1, Extrait 2, Extrait 3.

Un espace de travail nouvelle gĂ©nĂ©ration – Espace de travail partagĂ© par Studio RHE

« Soyez heureux dans votre job Â», Best Place to Work, « Le bonheur au travail, tout le monde y gagne Â» : nous avons tous je pense Ă©tĂ© exposĂ©s Ă  ces messages qui font du bien-ĂŞtre un travail une prĂ©occupation de l’entreprise – ainsi qu’à certaines rĂ©actions tranchĂ©es que cela suscite1. Ces messages s’accompagnent volontiers de photos de collaborateurs souriants et Ă©panouis, Ă©voluant dans des espaces de travail sans bureaux, meublĂ©s de poufs, tables basses et plantes vertes. Nous sommes lĂ  dans des reprĂ©sentations bien Ă©loignĂ©es des environnements de travail effectifs de la plupart des salariĂ©s, comme d’ailleurs des programmes de qualitĂ© de vie au travail effectivement dĂ©ployĂ©s par les DRH, parfois sous la houlette d’un nouveau Chief Happiness Officer.

Cabanas, Edgar, and Eva Illouz. 2018. Happycratie: comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Translated by Frédéric Joly. Paris, France: Premier Parallèle.

Dans leur ouvrage critique (Cabanas and Illouz 2018), E. Cabanas et E. Illouz font remonter ces messages au dĂ©veloppement de deux champs scientifiques : la psychologie positive et l’économie du bien-ĂŞtre.

La psychologie positive est un champ de la psychologie né à la fin des années 1998 du constat que la psychologie avait beaucoup travaillé sur ce qui rendait les gens malades, et fort peu sur ce qui les rendait heureux. Elle s’est donc fixé comme programme de recherche de comprendre les mécanismes mentaux du bonheur, de l’épanouissement et de la résistance aux épreuves (la résilience).

Senik, Claudia. 2014. L’économie du bonheur. Paris, France: Seuil.

Bien qu’historiquement plus ancienne, l’économie du bien-être subjectif a de son côté bénéficié d’un regain d’attention avec la crise de 2008, qui a relancé la proposition d’utiliser le bien-être ressenti comme indicateur d’évaluation de l’action publique, en complément de la richesse objective mesurée par le PIB (voir par exemple (Davoine 2012; Senik 2014) pour une description de ce domaine).

De fait, les articles de la presse d’entreprise portant sur ces sujets tirent souvent argument de résultats de recherche issus de l’un ou l’autre champ. Ces résultats sont toutefois isolés de leur contexte et de leurs hypothèses, au point de devenir méconnaissables. Il se diffuse ainsi dans les DRH et au final dans les esprits un magma pseudo-scientifique qui n’est plus à même d’aider efficacement à la conception de politiques d’entreprise, aussi bien intentionnées soient-elles. De cette situation de confusion naissent aisément des dérives, à commencer par transformer un objectif d’entreprise, celui d’avoir des salariés satisfaits de leur travail, en une injonction individuelle faite aux collaborateurs d’être heureux, indépendamment des réalités de leurs conditions de travail. Non seulement une telle injonction ne résout rien, mais elle est de nature à fragiliser encore plus les personnes déjà en état de souffrance au travail, rejetant sur elles la responsabilité de leurs difficultés.

Ces dérives ont logiquement généré bon nombre de critiques. En France, on a particulièrement prêté attention à celle d’E. Cabanas et E. Illouz. Leur ouvrage documente les dérives dans le passage entre des programmes de recherche scientifiques et l’activité de consultants et de DRH. La principale objection au bien-être au travail est politique. Ils rejettent l’idée que l’entreprise ne doit pas être un lieu de bien-être car celui-ci est pour eux un frein à l’action de classe, qui doit conduire à l’appropriation des moyens de production par les travailleurs. D’autres critiques, comme celles de (Ottaviani and Picard 2018), mettent en évidence le risque de construction artificielle de ce que doit être le bonheur, resserrée sur un modèle d’individu inséré, efficace et productif. Les deux types de critiques peuvent se rejoindre, comme dans (Purser 2019), où la mode du Midfulness est présentée comme une campagne semi-délibérée pour réduire au silence les impulsions à l’action collective.

Pour intĂ©ressants qu’ils soient, ces angles d’attaque apportent il me semble assez peu au salariĂ© ou Ă  son reprĂ©sentant lorsqu’il s’agit de discuter une politique d’entreprise : comment se positionner face Ă  des initiatives qui affichent comme intention d’amĂ©liorer l’expĂ©rience au travail des collaborateurs ? C’est Ă  ce cĂ´tĂ© plus pratique que je vais consacrer l’essentiel de mon intervention ici. Ma dĂ©marche est de vous prĂ©senter les rĂ©sultats de recherche qui structurent ce dĂ©bat, afin de vous aider Ă  y voir plus clair entre le solide, le discutable et la pensĂ©e magique.

SalariĂ©s heureux, salariĂ©s productifs ?

Happy employees equal happy customers. Similarly, an unhappy employee can ruin the brand experience for not just one, but numerous customers.

Richard Branson, Virgin

Bien Ă©videmment, l’intĂ©rĂŞt des dirigeants d’entreprise pour le bien-ĂŞtre de leurs salariĂ©s provient d’abord d’un intĂ©rĂŞt bien compris : l’idĂ©e qu’un salariĂ© plus heureux est un salariĂ© plus productif. De fait, une rĂ©cente revue de la recherche disponible sur ce thème (Krekel, Ward, and Neve 2019) indique que les entreprises, Ă©tablissements ou services oĂą les collaborateurs se dĂ©clarent en moyenne plus satisfaits de leur travail sont aussi plus productifs et plus rentables que les entreprises, Ă©tablissements ou services comparables oĂą la satisfaction moyenne est moindre. Par ailleurs, l’étude des trajectoires des entreprises lors de la dernière crise a montrĂ© que les entreprises oĂą les salariĂ©s trouvent le plus de sens Ă  leur travail ont nettement mieux rĂ©sistĂ© Ă  la crise que les autres.

Il faut mettre ces rĂ©sultats en regard d’un autre Ă©lĂ©ment important : Ă  partir d’un certain niveau de revenu, l’effet sur la satisfaction de vie ou au travail d’une augmentation de salaire ou d’une promotion est de courte durĂ©e (voir Ă  ce sujet la synthèse (What Works Wellbeing 2018)).

Christian Baudelot, Damien Cartron, J’erĂ´me Gauti’e, Olivier Gaudechot, Michel Gollac, and Claudia Senik. 2014. Bien Ou Mal PayĂ©s ? Les Travailleurs Du Public et Du PrivĂ© Jugent Leurs Salaires. Opuscules Du CEPREMAP 35. Paris: Éditions Rue d’Ulm et CEPREMAP.

On comprend bien comment des DRH ont pu voir dans les programmes de qualité de vie au travail un substitut à une politique salariale de moins en moins efficace pour toute une partie de la pyramide des salaires. C’est particulièrement le cas en France, où l’augmentation du SMIC a compressé l’échelle des salaires, sauf pour les très haut revenus, ainsi que le rappelle (Christian Baudelot et al. 2014). Ce n’est pas un hasard si les initiatives de qualité de vie au travail dans les grandes entreprises sont calibrées pour s’adresser en priorité aux cadres. Dans une période de modération salariale, de telles actions peuvent ainsi apparaître comme à la fois moins coûteuses et plus efficaces.

Ce raisonnement contient un large fond de vérité : il n’est pas pertinent à mon sens de le rejeter en bloc. Il faut en revanche bien en comprendre les limites, et pour ce faire, il faut se pencher plus en détail sur ce que recouvre cette meilleure productivité des entreprises où les salariés sont les plus heureux, ce que fait le graphique ci-dessous.

Figure 1 de l’article de Krekel et. al., corrélations entre satisfaction au travail et indicateurs de performance.

En plus de la productivitĂ© et de la profitabilitĂ©, on constate que les entreprises dont les salariĂ©s sont en moyenne plus heureux reçoivent un score plus Ă©levĂ© de satisfaction client. Ce rĂ©sultat, qui illustre la citation de C. Branson ci-dessus, est assez intuitif : la relation commerciale est plus agrĂ©able quand l’interlocuteur est satisfait de son travail. Quantitativement, une rĂ©cente Ă©tude dans des centres d’appel britannique montre ainsi que les salariĂ©s plus heureux passent plus d’appels par heure, ont un taux de transformation des appels en ventes plus Ă©levĂ©s, et suivent mieux les instructions et procĂ©dures.

Il faut cependant faire bien attention Ă  la quatrième mĂ©trique : les entreprises oĂą les salariĂ©s sont heureux ont un taux de rotation de la main-d’œuvre plus faible que celui des autres entreprises. Or, ce sont le plus souvent les plus malheureux qui partent d’une entreprise. On peut aller mĂŞme plus loin avec (Barazzetta, Clark, and d’Ambrosio 2017) : un faible niveau de satisfaction, et en particulier la sensation que la rĂ©munĂ©ration n’est pas Ă©quitable, est un fort prĂ©dicteur de la dĂ©mission. Plus gĂ©nĂ©ralement, d’autres Ă©tudes ont montrĂ© que la satisfaction au travail Ă©tait associĂ©e Ă  un niveau individuel Ă  un absentĂ©isme plus faible, qu’il s’agisse d’absences mĂ©dicales ou non-mĂ©dicales. Ainsi, au Royaume-Uni, le stress et la dĂ©pression sont la cause de 43 % des jours d’absence au travail.

En d’autres termes, une part significative des gains de performance observés dans les entreprises où les salariés sont les plus heureux doit être liée à la moindre fréquence des symptômes connus de la souffrance au travail que sont l’absentéisme ou la rotation rapide des salariés2. Pour la recherche donc, il n’y a pas de disjonction entre l’objectif de bien-être au travail et la lutte contre la souffrance au travail. Au contraire, la lutte contre la souffrance au travail est probablement l’endroit où le retour sur investissement est le plus élevé.

Que recouvre en pratique le bien-ĂŞtre au travail ?

Satisfaction au travail en France : quelques Ă©lĂ©ments quantitatifs

Satisfaction moyenne au travail en France

Commençons par un consat : les Français sont plutĂ´t satisfaits de leur travail. Sur une Ă©chelle de 0 (« Pas du tout satisfait ») Ă  10 (« Entièrement satisfait »), la moyenne des rĂ©ponses Ă  la question de l’enquĂŞte Statistique sur les Ressources et les Conditions de Vie des mĂ©nages (SRCV, Ă  peu près huit mille rĂ©pondants par annĂ©e Ă  cette question) varie entre 7,45 et 7,10, soit un niveau de satisfaction Ă  la fois assez Ă©levĂ© et assez stable depuis 2010. Ce rĂ©sultat place la France dans la moyenne europĂ©nne, comme illustrĂ© ci-dessous avec les donnĂ©es de l’Eurobaromètre.

Dans la figure, nous voyons la valeur moyenne des personnes par pays avec «Activité», «Tous/Toutes» lorsqu’elles sont interrogées sur «Satisfaction par rapport au poste occupé actuellement». Les pays avec le score le plus élevé sont Finlande, Autriche, Danemark et ceux avec le score le plus faible sont Grèce, Macédoine (l’ancienne République yougoslave de), Monténégro.
Sur base de la (des) question(s) Q6b provenant de l’enquête européenne sur la qualité de vie, réalisée en 2016.

De fait, la part des rĂ©pondants qui dĂ©clarent une mauvaise satisfaction vis-Ă -vis de leur travail est relativement faible : moins de 4 % des rĂ©pondants dĂ©clarent une satisfaction vis-Ă -vis de leur travail infĂ©rieure ou Ă©gale Ă  trois, et 85 % des rĂ©pondants choisissent une modalitĂ© supĂ©rieure ou Ă©gale Ă  6. En d’autres termes, les Français ne semblent pas, pour la plupart, malheureux dans leur travail. De cette distribution, je tire l’idĂ©e qu’on peut en France travailler Ă  la fois Ă  la lutte contre la souffrance au travail — 6 % de personnes malheureuses au travail sont 6 % de trop, tant ce domaine est important dans la construction du bien-ĂŞtre d’ensemble des personnes — et Ă  l’amĂ©lioration de la satisfaction au travail d’une grande partie de la population.

Distribution de la satisfaction moyenne au travail en France

Vers une définition d’un « bon boulot »

Avant de parler de comment faire, il faut commencer par dĂ©terminer que faire, en d’autres termes qu’est-ce qui contribue Ă  faire d’un emploi un « bon boulot Â» (good job). Cette question reprĂ©sente Ă  elle seule tout un programme de recherche, comme le montrait dĂ©jĂ  (OCDE 2013) et qui se poursuit avec des contributions comme (Clark 2015) ou (Thomas Coutrot 2018). Je vais prĂ©senter ici la synthèse par le What Works Wellbeing britannique des rĂ©sultats de l’enquĂŞte Wellbeing and Workplace performance. Par rapport aux prĂ©cĂ©dentes, cette enquĂŞte a pour avantage de ne pas chercher Ă  dĂ©duire les caractĂ©ristiques d’un « bon boulot Â» en examinant statistiquement les corrĂ©lations avec la satisfaction des rĂ©pondants, mais leur a posĂ© directement la question des critères qui font, selon eux, un « bon boulot Â». Le tableau suivant rassemble les principales rĂ©ponses en trois thèmes :

Autonomie et compétenceEncadrement de qualitéCadre de travail
Décider quand et comment faire son travailClarté des attentes et objectifsÉquité des rémunérations
Des tâches variéesEncouragements et reconnaissanceÉquilibre des temps de vie
Utilise et développe de nouvelles compétencesSens du travail accompliSécurité de l’emploi et perspectives de carrière
  Relations positives avec les collègues et clients
  Environnement sĂ»r et agrĂ©able

Ă€ mon sens, ce tableau porte un message clair : la satisfaction au travail repose d’abord sur des fondamentaux connus, allant de la stabilitĂ© de l’emploi Ă  un encadrement de qualitĂ© en passant par une rĂ©munĂ©ration Ă©quitable. Le champ d’action est donc vaste, et les outils beaucoup plus intĂ©ressants que le baby-foot ou la corbeille de fruits.

Ce qui fonctionne, et ce qui fonctionne moins

Il faut probablement dire à ce point que cette question du bien-être au travail fait est un objet pour deux disciplines scientifiques distinctes, qui en pratique se parlent trop peu. On a d’une part les sciences de gestion, qui construisent des cadres pour conceptualiser des pratiques et utilisent largement des méthodes qualitatives, et l’économie, qui repose essentiellement sur des méthodes quantitatives et expérimentales. Je vais toucher ici aux deux disciplines.

Askenazy, Philippe, and Christine Erhel. 2017. QualitĂ© de l’emploi et productivitĂ©. Rue d’Ulm | CEPREMAP. Opuscules du CEPREMAP 43. Paris.

Revenons un instant sur un constat essentiel de la partie prĂ©cĂ©dente : la sĂ©curitĂ© de l’emploi et dans l’emploi (sĂ©curitĂ© physique, adĂ©quation des objectifs aux moyens) ainsi que l’équitĂ© et la bienveillance dans les relations sont des prĂ©requis pour que tout autre type d’intervention ait un effet. On ne peut pas durablement pallier un environnement de travail toxique par des amĂ©liorations sur les autres fronts. Or, il y a fort Ă  faire dans ce domaine en France. Deux chercheurs du CEPREMAP ont ainsi rĂ©cemment produit une synthèse (Askenazy and Erhel 2017) montrant que la recherche de flexibilitĂ© dans l’emploi en France a eu des consĂ©quence dĂ©lĂ©tères sur la productivitĂ© du travail. Ces consĂ©quences se sont combinĂ©es Ă  une politique de rĂ©duction des charges sur les bas salaires qui incite peu les employeurs Ă  investir dans la qualification de leur main-d’œuvre, conduisant au constat connu d’une sous-qualification de la force de travail française et Ă  des trappes Ă  prĂ©caritĂ©. Il y a lĂ  des points d’attention essentiels pour toute action visant Ă  amĂ©liorer le bien-ĂŞtre au travail.

Pour autant, on peut aussi mettre en Ă©vidence un ensemble d’actions qui ont montrĂ© leur efficacitĂ© dans un cadre expĂ©rimental et qui peuvent ĂŞtre dĂ©ployĂ©es dans des entreprises qui fonctionnent raisonnablement bien. Celles-ci tombent dans deux grandes catĂ©gories : le management et ses mĂ©thodes d’une part, la formation d’autre part.

Le management et l’organisation du travail

Au regard des deux premières colonnes du tableau, il semble clair qu’il y a dans beaucoup d’entreprises françaises une bonne marge de progression sur l’organisation et la gestion du travail. Dans le cas britannique, le What Works Wellbeing (What Works Wellbeing 2017a) montre qu’une réorganisation des espaces de travail et du travail lui-même a des effets mesurables sur le bien-être des collaborateurs, à la condition que ceux-ci soient directement impliqués dans la redéfinition des tâches, des manières de faire et des espaces de travail, et que cela s’accompagne d’une formation. Pour donner tous leurs effets, de tels programmes doivent être réalisés à l’échelle de la structure pertinente (établissement, entreprise), et viser explicitement (i.e. dans les KPI) le bien-être des salariés. Dans le cadre de tels plans, il importe de créer les conditions d’une expression la plus libre possible des salariés. Ainsi, dans un service qui aurait une forte culture du présentéisme et du micro-contrôle, les demandes d’horaires plus flexibles ou de télétravail pourraient ne pas être exprimées par peur de rentrer en conflit avec la culture managériale locale.

En termes d’organisation du travail, une autre synthèse du même organisme (What Works Wellbeing 2017c) met en évidence que la promotion du travail d’équipe fournit des gains de bien-être et de performance appréciables. Le travail d’équipe peut être particulièrement le lieu d’une mise en responsabilité des personnes et de formations croisées entre les salariés (dûement reconnues et valorisées par leur hiérarchie).

Algan, Yann, Pierre Cahuc, and Daniel Cohen. 2016. La société de défiance: comment le modèle social français s’autodétruit. Paris, France: Éditions Rue d’Ulm.

Dans le cas français, le management pose souvent problème. D’une part, notre culture nationale, fondĂ©e sur la mĂ©fiance et le contrĂ´le (Algan, Cahuc, and Cohen 2016) est peu ouverte aux mĂ©thodes de management qui promeuvent le bien-ĂŞtre plutĂ´t que la peur ou le sentiment d’inadĂ©quation. Remercier ou fĂ©liciter est vu comme une prise de risque : celui que collaborateur reçoivent des apprĂ©ciations positives comme un engagement d’augmentation de salaire — et inversement, le collaborateur a tendance Ă  douter de la sincĂ©ritĂ© des remerciements si ceux-ci n’ont pas de consĂ©quences sur la rĂ©munĂ©ration.

Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Claudia Senik, Amory Gethin, Thanasak Jenmana, and Mathieu Perona. 2018. Les Français, le bonheur et l’argent. Opuscules du CEPREMAP 46. Paris, France: Éditions rue d’Ulm

Cette centralité des revenus dans la construction du bien-être en France (Algan et al. 2018) vient compliquer la mise en place d’un management fondé sur la confiance réciproque.

Par ailleurs, le management constitue le plus souvent l’unique voie de promotion dans une entreprise française, ce qui conduit les salariĂ©s Ă  rechercher Ă  accĂ©der Ă  un poste de ce type quand bien mĂŞme ils n’y ont aucune appĂ©tence ni capacitĂ©. Dans d’autres pays, des voies de technicien ou expert senior permettent de progresser dans sa carrière pour les personnes qui prĂ©fèrent mettre en pratique ou transmettre leur savoir-faire sans avoir Ă  gĂ©rer une Ă©quipe. Inversement, Ă  la recherche de crĂ©dibilitĂ© ou de performance, la tendance est grande Ă  promouvoir managers les salariĂ©s les plus performants. C’est souvent une erreur : une littĂ©rature croissante (Benson, Li, and Shue 2019) montre que les meilleurs commerciaux font les pire managers. Ces travaux suggèrent ainsi deux pistes de rĂ©forme du mode de promotion :

  • La crĂ©ation et la valorisation de rĂ´les d’expert senior (parfois appelĂ©s conseillers spĂ©ciaux dans la fonction publique), permettant une progression aux profils peu attirĂ©s ou inadaptĂ©s Ă  l’encadrement.
  • Un revue des critères de promotion afin de placer aux postes d’encadrement les personnes qui ont dĂ©montrĂ© leur capacitĂ© Ă  crĂ©er les conditions d’un « bon boulot Â» pour leur Ă©quipe : confiance, soutien, capacitĂ© Ă  donner du sens, aptitude au travail collaboratif, etc.

La formation

La première colonne des Ă©lĂ©ments d’un « bon boulot Â» signale Ă  elle seule l’importance de la formation continue, formelle comme informelle.

La synthèse (What Works Wellbeing 2017b) montre que les formations explicitement dĂ©diĂ©es au bien-ĂŞtre ont une efficacitĂ©s dĂ©montrĂ©es, sous deux conditions :

  • qu’elles soient adaptĂ©es aux problèmes effecivement rencontrĂ©s dans la vie professionnelle
  • qu’elles comportent une forte partie de prĂ©sentiel (les formations essentiellement en e-learning se rĂ©vèlent peu efficaces)

Que sont les formations au bien-ĂŞtre ? En France, nous parlerions sans doute plutĂ´t d’efficacitĂ© personnelle. Une bonne partie des exemples donnĂ©s relèvent ainsi des techniques de gestion du stress (y compris le fameux Mindfulness ou pleine conscience), mais aussi de la communication non-violente (Ă  destination d’infirmières) voire la gestion du sommeil (enseignants).

Il convient à ce stade de noter que ces formations n’ont d’effets importants à long terme que si les causes initiales du mal-être au travail, typiquement le manque de ressources pour accomplir ses tâches, sont traitées en parallèle. Elles ne constituent donc pas une solution à un environnement de travail dégradé, mais n’en sont pas moins fondamentales pour dégager le temps et l’énergie nécessaires au déploiement des investissements et réorganisations pour remédier aux problèmes initiaux.

Par contraste, les formations ayant trait aux compétences purement professionnelles ont un effet limité sur le bien-être. Elles sont les plus efficaces sur les publics les moins qualifiés — en France ceux qui reçoivent le moins de formations, et si elles conduisent à une qualification formelle, offrant une perspective d’évolution. Comme dans d’autres domaines, ce pan de l’activité bénéficie grandement de l’implication des collaborateurs eux-mêmes dans la conception de l’offre de formation, qui comporte souvent des manques à destination de publics sous-représentés dans les instances de décision, et aussi en tant que formateurs eux-mêmes.

Construire le bien-ĂŞtre au travail

Peu importe en fait que ces points soient portĂ©es par un dirigeant, la filière RH ou un.e Chief Happiness Officer : les ressorts d’efficacitĂ© rĂ©sident dans le pouvoir donnĂ© Ă  cette personne d’interroger les fonctionnements, d’impliquer les salariĂ©s dans les Ă©volutions de leur travail et de leur environnement de travail, et dans la crĂ©dibilitĂ© d’un objectif de bien-ĂŞtre au travail. Nous en sommes Ă  un stade oĂą il est largement possible de tester, d’expĂ©rimenter et d’évaluer, y compris pour les structures petites et moyennes : la mise en place d’un questionnaire en ligne se fait Ă  faible coĂ»t et de multiples guides existent sur quelles questions poser et comment exploiter les rĂ©sultats (sans compter les chercheurs, dont beaucoup sont intĂ©ressĂ©s Ă  accompagner de telles expĂ©rimentations).

De fait, la prise en compte de l’ensemble de ces rĂ©sultats, et le fait de dĂ©gager au sein de l’entreprise du temps pour envisager leur application, apparaĂ®t non seulement utile Ă  la productivitĂ©, mais en fait un passage obligĂ© pour nĂ©gocoer la transformation des modes de travail induite par les outils numĂ©riques, ainsi que le rappelle (Langot and Petit 2019). Le passage de la machine Ă  vapeur Ă  l’électricitĂ© nous fournit ici un bon parallèle. Les usines de la machine Ă  vapeur Ă©taient dĂ©pendantes d’une source de mouvement unique, centralisĂ©e, imposant un rythme commun Ă  la chaĂ®ne de production, du fait du coĂ»t et de la complexitĂ© des rĂ©ducteurs de vitesse. C’était ainsi Ă  l’homme de s’adapter au rythme de la machine, ainsi que dĂ©noncent Fritz Lang dans Metropolis ou Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes. L’électricitĂ©, en dĂ©centralisant la production de mouvement, a permis d’adapter le rythme des chaĂ®nes de production au temps nĂ©cessaire Ă  la bonne exĂ©cution de chaque Ă©tape du processus. Pour ce faire, il a fallu transformer complètement la structure mĂŞme des usines : exit l’organisation autour d’une source de puissance centrale, arrivent les bâtiments modulaires et l’adaptation du travail au corps du travailleur (l’ergonomie). Le numĂ©rique fait connaĂ®tre Ă  l’ensemble des secteurs une transformation similaire : de centralisĂ©e dans une chaĂ®ne managĂ©riale verticale, l’information peut circuler Ă  moindre coĂ»t dans toutes les directions, ce qui modifie l’architecture du travail de la mĂŞme manière que le passage Ă  l’électricitĂ© avait modifiĂ© l’architecture matĂ©rielle des usines. C’est dĂ©sormais autour de l’esprit humain et de son fonctionnement – ou plutĂ´t de ses fonctionnements – que se rĂ©organise le travail. Pour moi, le bilan des Ă©tudes que j’ai mentionnĂ©es ici est donc que l’attention portĂ©e au bien-ĂŞtre des salariĂ©s constitue une condition sine qua non pour que cette transformation gĂ©nère les gains de productivitĂ© promis, plutĂ´t que de l’angoisse et de la souffrance.

Bibliographie

  1. Il faut noter à ce point que N. Bouzou présente de manière erronée les résultats de la recherche dans cet extrait. Si certains affects positifs sont effectivement éphémères, d’autres composantes du bien-être, comme la satisfaction dans la vie, sont très stables dans le temps, et la vie professionnelle jour un rôle très important dans leur construction, voir par exemple (OCDE 2013)ou (Marie-Hélène Amiel, Pascal Godefroy, and Stéfan Lollivier 2013)
  2. Nous n’avons pas trouvé d’étude reliant explicitement satisfaction au travail et degré d’engagement. Il y a toutefois tout lieu de penser que les deux sont très proches, et que le phénomène de désengagement survient essentiellement chez des salairés peu satisfaits de leur travail.