Contraindre ou inciter ? Le politique et le changement des comportements individuels

Affiche du débat

Intervention à une table ronde organisée par l’IEA de Paris à l’occasion de la Nuit des débats 2018 le 07 décembre 2018.

https://www.youtube.com/watch?v=7RqAnGU9tSY

Conformément à l’objectif de cette table ronde, chaque intervenant avait six minutes pour présenter sa vision du sujet, afin de laisser le plus de temps possible aux échanges avec la salle. Le texte ci-dessous reprend mon intervention dans ce format.

Remettre de l’humain dans les politiques publiques

J’anime un centre de recherches en économie, dédié aux politiques publiques. Pourquoi suis-je ici à parler de sciences comportementales ? Dix ans après la parution originale de (Thaler et Sunstein 2010), la question ne devrait probablement plus se poser. Quand nous avons informé nos directeurs de programme que nous allions fonder une agence comportementale, ils ont répondu qu’il y a bien longtemps qu’ils incluaient les enseignements des sciences comportementales dans leurs propres missions d’accompagnement des politiques publiques. À titre d’exemple, quand (Bozio, Fack, et Grenet 2015) conseillent la fusion des aides au logement, du RSA et de la Prime pour l’emploi, les obstacles comportementaux à l’accès à ces aides sont au cœur de leurs préoccupations.

Pour autant, nous constatons que ces considérations arrivent souvent après coup, quand a été mise en place une action publique qui a initialement été conçue autour de l’idée d’un citoyen parfaitement responsable et rationnel. Cette vision touche ses limites. L’ouvrage de Thaler et Sunstein donne ainsi plusieurs exemples de politiques (assurance-maladie aux États-Unis, retraites en Suède) qui se sont révélées destructrices en raison de la masse d’information et de la complexité des choix. J’ai même envie d’aller plus loin en suggérant que le paradigme de l’administré parfaitement rationnel a joué un rôle dans la défiance qui s’est instituée entre les Français et les institutions publiques. Par une ignorance, en partie volontaire, des limites du fonctionnement humain, les administrations peuvent apparaître comme des machines hostiles, qui nient la part d’humanité de ceux auxquels elles s’adressent. Il y a donc à notre sens une importante marge de progression dans la prise en compte des acquis des sciences comportementales dès la conception de l’action publique.

Pour autant, nous constatons que ces considérations arrivent souvent après coup, quand a été mise en place une action publique qui a initialement été conçue autour de l’idée d’un citoyen parfaitement responsable et rationnel. Cette vision touche ses limites. L’ouvrage de Thaler et Sunstein donne ainsi plusieurs exemples de politiques (assurance-maladie aux États-Unis, retraites en Suède) qui se sont révélées destructrices en raison de la masse d’information et de la complexité des choix. J’ai même envie d’aller plus loin en suggérant que le paradigme de l’administré parfaitement rationnel a joué un rôle dans la défiance qui s’est instituée entre les Français et les institutions publiques. Par une ignorance, en partie volontaire, des limites du fonctionnement humain, les administrations peuvent apparaître comme des machines hostiles, qui nient la part d’humanité de ceux auxquels elles s’adressent. Il y a donc à notre sens une importante marge de progression dans la prise en compte des acquis des sciences comportementales dès la conception de l’action publique.

Les frontières entre science économique et sciences comportementales

Les actions comportementales se rangent en deux grandes catégories : celles qui aident nos automatismes à faire de meilleurs choix, et celles qui obligent à sortir de l’automatisme pour prendre une décision délibérée, pour reprendre la distinction Système 1 / Système 2 popularisée par (Kahneman, 2011).

Les économistes s’intéressent depuis longtemps au premières, en particulier à celles qui exploitent ces automatismes au détriment des consommateurs. L’évaluation du pouvoir de marché excessif induit par de telles pratiques a ainsi conduit à de nombreuses mesures de protection des consommateurs, comme la portabilité du numéro de téléphone, l’explicitation du coût des crédits ou la mobilité bancaire. Souvent, la norme de protection implique ainsi une action de la deuxième catégorie : forcer la mise en branle de la réflexion.

Dans les discussions que j’ai eues récemment avec les économistes affiliés au CEPREMAP, la grande frontière commune aujourd’hui m’a semblé toutefois être celle du ciblage des politiques publiques, et plus particulièrement les cas où les obstacles comportementaux restreignent l’accès des plus fragiles aux politiques qui leur sont destinées. Pendant longtemps, l’accent a été mis sur le coût fournir des prestations à des personnes qui n’en avaient pas besoin. Aujourd’hui, je vois de plus en plus d’économistes faire très attention à l’ampleur du non-recours induit par la complexité des démarches d’accès, et intégrer cette dimension dans leur analyse.

La question épistémologique

Comme la plupart des gens, les économistes sont très sensibles aux risques de manipulation inhérents aux approches comportementales. Chez eux toutefois, cette sensibilité se double d’une interrogation épistémologique.

D’une part, nous sommes souvent amenés à démontrer que dans un monde idéal, peuplé d’agents rationnels, les ressources seraient allouées au mieux. Aider les personnes qui ne font pas, à leur détriment, un choix rationnel, c’est aussi réduire la pénalité associée à ces derniers, ce qu’un économiste va avoir tendance à voir comme un encouragement, ou à tout le moins comme une réduction de l’incitation à faire mieux – ou plus rationnel.

D’autre part, la prise en compte des sciences comportementales dans la boîte à outils des économistes ne signifie pour autant pas une intégration forte entre les deux domaines. En effet, si Jean Tirole déclarait que l’homo economicus avait vécu (Tirole 2018), on ne sait pas encore par quoi le remplacer dans le degré de généralité que requièrent les modèles économiques. Le catalogue croissant des biais, qui constituent autant d’écarts à cette référence de l’individu maximisateur rationnel, ne repose pas encore sur une théorie ou un modèle de la cognition humaine qui pourrait prédire les conditions d’activation et l’ampleur des biais. On peut donc inclure, de manière un peu ad hoc des biais que des études qualitatives ont montré susceptibles d’intervenir dans les processus économiques modélisés – au risque d’appliquer cela dans un contexte où d’autres biais vont venir dominer les premiers.

Dans leur forme actuelle, tant les sciences comportementales que l’économie sont des sciences jeunes. Il faudra probablement encore beaucoup de temps et d’efforts pour que les deux champs convergent partiellement vers une modélisation plus réaliste du comportement humain appliquée à l’allocation des ressources rares. Entre-temps, il nous semble important d’utiliser au mieux, de la manière la plus transparente possible, les connaissances que nous avons. En effet, plus nous avançons, plus les problèmes qui se posent à nous, à commencer par le changement climatique, requièrent des solutions qui impliquent moins de grands investissements stratégiques qu’une myriade de changements dans les comportements individuels – comme le choix du lieu d’habitation, des modes de transport ou de chauffage pour prendre des exemples d’une certaine actualité.

Bibliographie

  • Bozio, Antoine, Gabrielle Fack, et Julien Grenet. 2015. Les Allocations Logement, Comment Les Réformer ? Opuscules du Cepremap n°38. Paris: Rue d’Ulm.
  • Kahneman, Daniel. 2011. Thinking, fast and slow. London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord: Allen Lane.
  • Thaler, Richard H., et Cass R. Sunstein. 2010. Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Traduit par Marie-France Pavillet. Paris: Vuibert.
  • Tirole, Jean. 2018. “Jean Tirole : « L’homo economicus a vécu ».” Le Monde, 05 Octobre 2018.