Note de l’Observatoire du Bien-être n°2018-04 : Les Femmes et le sentiment d’(in)sécurité

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La sûreté est un aspect crucial de la vie quotidienne : l’insécurité est source de pression et d’anxiété, ce qui affecte négativement le bien-être. La présente étude dresse un portrait de la sécurité en France en combinant informations objectives et indicateurs subjectifs.

La France se positionne dans la moyenne européenne, bien que l’on y observe un écart très marqué entre femmes et hommes sur la perception de sa propre sécurité physique.

Auteurs :

Esther Raineau-Rispal, assistante de recherche à l’Observatoire du Bien-Être du CEPREMAP
Mathieu Perona, directeur exécutif de l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Introduction

Insécurité et criminalité

Le sentiment d’insécurité est un phénomène cyclique en France. Après avoir atteint un pic en 2002, où près d’un enquêté sur deux listait la violence et l’insécurité parmi les deux préoccupations majeures1, ce sentiment a reflué jusqu’en 2009, pour repartir à la hausse en particulier depuis 2015 et les attentats. En janvier 2018, cette proportion s’établissait à 37%, soit plus d’un enquêté sur trois très préoccupé par ce sujet.

S’il est évident que le sentiment d’insécurité contribue au mal-être de ceux qui le ressentent, il faut être attentif au fait que ce sentiment repose implicitement sur l’évaluation du risque d’un événement rare. Or, nous commettons fréquemment des erreurs dans ce type d’évaluation, tant du fait d’une mauvaise information (peu de gens vont chercher à connaître le taux de criminalité mesuré dans leur quartier) que de biais dans notre traitement de cette information2. Il peut donc y avoir un écart significatif entre l’insécurité physique, représenté par le risque effectif d’une atteinte aux biens et aux personnes, et le sentiment d’insécurité, fondé sur une perception biaisée de ce risque.

Les données

Nous tirons les mesures objectives de la sécurité physique des données regroupées de l’étude Crime and Criminal Justice Statistics (Eurostat).

Pour les éléments subjectifs, le sentiment d’insécurité, nous mobilisons l’enquête European Union Statistics on Income and Living Conditions (EU SILC), également produite par Eurostat, et la plate-forme « Bien-être » de l’Enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages (CAMME), plate-forme financée par le CEPREMAP. Les jeux de données d’Eurostat ont comme avantage de permettre une comparaison européenne, afin de contextualiser ces faits stylisés.

La sécurité physique en France

Les chiffres de la criminalité

Que savons-nous de la criminalité en France ? La statistique publique regroupe les crimes en cinq grandes catégories : les homicides, les coups et blessures, les viols et agressions sexuelles, les vols avec violence et les cambriolages. Cette dernière catégorie devance très largement les autres en France et apparaît en légère augmentation depuis 2007 (Figure 1, haut). C’est le cas pour les coups et blessures volontaires, mais pas pour les autres sortes de crimes, qui semblent plutôt stables dans le temps, voire en baisse. De façon flagrante, les homicides sont beaucoup moins fréquents que les autres crimes, restant aux alentours de 1 000 occurrences par an (Figure 1, bas). La tendance est à la baisse depuis la fin des années 1990, avec un pic notable en 2015 du fait des attentats terroristes à Paris.

Figure 1 : Évolution temporelle de la criminalité

Nonobstant l’augmentation récente, il faut noter que les crimes demeurent un phénomène rare. Avec 250 000 cas de coups et blessures volontaires, un Français a une probabilité inférieure à 0,4 % d’être victime de ce type de crime dans l’année. Un chiffre à comparer avec les 626 000 accidents du travail ayant, en 2016, donné lieu à un arrêt de travail3. De même, les 800 à 1 000 homicides annuels peuvent être rapportés au près de 3 500 décès liés aux accidents de la route en 20174. Ces éléments ne corroborent donc pas l’idée d’une augmentation importante du risque posé par la criminalité en France.

Criminalité mesurée et criminalité vécue

Par construction, les statistiques ci-dessus ne reflètent que les crimes qui sont portés à la connaissance de la police. Or, tous les crimes ne font pas l’objet d’un dépôt de plainte, et la fréquence des plaintes diffère largement en fonction du type de crime. Ainsi, les homicides sont quasi-systématiquement enregistrés du fait de leur gravité et de la mobilisation policière qu’ils impliquent.

Afin d’estimer l’ampleur du biais dans les mesures des crimes, l’INSEE conduit des enquêtes dites de victimation (Cadre de Vie et Sécurité), qui donne lieu à un rapport d’enquête annuel. Le rapport 2017, met en évidence que 74 % des cambriolages subis par les enquêtés sont déclarés aux autorités, mais seulement 30 % des tentatives – qui sont en nombre équivalent aux cambriolages effectifs. Ces proportions tombent à 65 % et 12 % pour les vols avec violences ou menaces, les tentatives étant dans ce cas 75 % plus nombreuses que les actes effectifs. À l’extrême, 85 % des personnes déclarant avoir été victimes d’une agression sexuelle, d’une tentative de viol ou d’un viol hors de leur ménage disent ne pas avoir contacté les autorités.

Si le niveau d’exposition à la criminalité ressenti par les Français est donc plus élevé que ce que mesurent les statistiques d’actes enregistrés, l’évolution des actes déclarés dans les enquêtes de victimation suit celle des actes déclarés : une augmentation depuis 2006 pour les cambriolages, une diminution pour les vols avec violences ou menaces.

En somme, l’expérience directe d’actes criminels reste très rare en France, et le type le plus fréquent (vols avec violences ou menaces) est en diminution depuis une décennie. La prévalence du sentiment d’insécurité en France ne peut donc pas s’expliquer simplement par un niveau de criminalité élevé, ou en augmentation.

Le sentiment d’insécurité physique en France

Un environnement quotidien sûr

Le sentiment d’insécurité physique découle naturellement des éléments ci-dessus, mais aussi d’une représentation du risque qu’ils représentent, donc on a vu qu’elle pouvait être fortement biaisée. Afin de recentrer la question sur les personnes, nous avons dans notre enquête sur le bien-être en France formulé notre question de manière à ce qu’elle se réfère à l’expérience quotidienne des enquêtés : « Dans quelle mesure vous sentez-vous en sécurité lorsque vous marchez seul(e) dans votre quartier à la nuit tombée ? ». Les enquêtés (Figure 2) se sentent, dans leur ensemble en sécurité dans leur quartier, avec une réponse moyenne à 7,3 sur une échelle de 0 à 10. Ainsi, près de 70 % des répondants déclarent se sentir en sécurité5 et seuls 10 % font état d’un fort sentiment d’insécurité dans leur quartier6.

Leur préoccupation pour les questions de sécurité ne semble donc pas procéder d’un sentiment d’insécurité qui les toucherait dans leur expérience quotidienne, mais d’un phénomène qui toucherait le reste de la société.

Figure 2 : Sentiment de sécurité en France, Plate-forme « Bien-être » de l’enquête de conjoncture auprès des ménages, INSEE/CEPREMAP

Cette question met par ailleurs en évidence un fait saillant que nous allons retrouver de manière beaucoup plus large : l’écart de perception entre hommes et femmes sur le sentiment de sécurité. L’écart considérable dans les réponses moyennes (près de 8 pour les hommes contre 6,7 pour les femmes) reflète le fait que 80 % des hommes se sentent très en sécurité dans leur quartier contre seulement 60 % des femmes, et 5 % des hommes s’y sentent en insécurité contre près de 15 % des femmes enquêtées.

Sécurité des hommes, insécurité des femmes

Cet écart entre hommes et femmes se retrouvent dans l’enquête de plus grande ampleur EU-SILC, qui a traité cette question en 2013 dans son module Well Being. Les femmes se déclarent en moyenne plus d’un demi-point en-dessous des hommes sur une échelle de 1 à 4 (Figure 3, haut).

Plus précisément, 50% des hommes se déclarent « tout à fait en sécurité » contre environ 25% des femmes (Figure 3, bas). Cet écart mesure bien un sentiment différencié relatif à la sécurité, et non une défiance généralisée des femmes envers la société dans laquelle elles évoluent : les réponses relatives à la confiance accordée à la police ou à la plupart des gens (Figure 3, haut à droite) sont identiques chez les hommes et chez les femmes.

Figure 3 : Sentiment de sécurité physique en France (EU-SILC)

De l’insécurité aux conditions du bien-être

Il n’est pas surprenant qu’il existe un lien entre le sentiment d’insécurité et le bien-être subjectif, que celui-ci soit considéré dans ses composantes plus cognitives (satisfaction dans la vie7) ou émotionnelles (bonheur, mesuré par le fait de s’être senti heureux la veille8). De fait, les personnes qui se disent se sentir le plus en sécurité sont aussi celles qui répondent de manière la plus positive à ces questions (Figure 4).

Figure 4 : Sécurité et bien-être : données EU-SILC (haut) et CAMME/OBE (bas)

Le sentiment d’insécurité et la satisfaction sont évidemment tous deux déterminés par des éléments communs : l’âge, le niveau de revenu ou le lieux d’habitation influencent les deux dimensions en même temps. On remarque toutefois que les conditions matérielles de vie ne semblent pas réduire l’écart entre les genres.

Si les personnes vivant en milieu rural se sentent en moyenne plus en sécurité que celles vivant en milieu urbain, la différence dans les ressentis des femmes et celui des hommes demeure comparable9 (Figure 5, haut).

En termes de revenu (Figure 5, bas), l’écart entre femmes et hommes se resserre quelque peu au fur et à mesure qu’on grimpe dans l’échelle de revenus, passant de 3/4 de point à 1/2 point, ce qui reste considérable sur une échelle de 1 à 4. Ainsi, les femmes des classes de revenu les plus élevées n’atteignent pas le niveau de sécurité ressenti par les hommes au bas de l’échelle des revenus. Les ressources individuelles, et ce qu’elles impliquent en termes de localisation de l’habitat, n’ont donc qu’un impact assez limité sur le sentiment d’insécurité.

Figure 5 : Impact des conditions matérielles de vie

Perspectives européennes

Des comparaisons difficiles

Comment la France se positionne-t-elle par rapport à ses voisins européens en termes de criminalité et de sentiment d’insécurité ? Répondre à cette question est en réalité difficile. Globalement, l’enregistrement des homicides (Figure 6) est assez homogène. Les taux sont cohérents, et la France se positionne dans la moyenne d’une Europe qui n’est pas ici dominée par un clivage Nord / Sud, mais fait apparaître des spécificités nationales.

À l’inverse, le positionnement des pays selon les autres types de crimes est particulièrement contre-intuitif, des pays notoirement sûrs apparaissant parmi les taux les plus élevés de l’échantillon. C’est par exemple le cas de la Suède, avec un taux de viols triple de celui de la quasi-totalité des autres pays. Il s’agit là de la combinaison des différences entre systèmes législatifs (les catégorisations des crimes ne sont pas harmonisées entre pays), dans la propension à porter plainte, et dans le système de mesure (certains pays enregistrent toutes les plaintes, d’autres seulement celles faisant l’objet de poursuites).

Ainsi, si on se fonde sur la seule donnée comparable, celle des homicides, la France se situe plutôt dans la moyenne européenne.

Figure 6 : Criminalité en Europe – Homicides pour 100 000 habitants

L’écart entre femmes et hommes dans le sentiment de sécurité est un phénomène européen

Pour éclairer les comparaisons en termes de sentiment de sécurité, nous représentons séparément dans la Figure 7 les réponses moyennes des hommes et des femmes, sur un échelle de 1 à 4. Plus les habitants d’un pays ont le sentiment d’être en sécurité, plus le pays est positionné en haut à droite du graphique. Si les femmes et les hommes se sentaient également en sécurité, les pays seraient positionnés sur la diagonale. Plus on s’écarte de cette diagonale, plus le sentiment de sécurité s’écarte entre hommes et femmes – ce que matérialisent les parallèles à la diagonale que nous avons tracées.

Ainsi, la France est dans la moyenne européenne en ce qui concerne le sentiment de sécurité des femmes (les deux points sont à la verticale l’un de l’autre), tandis que les hommes s’y sentent plus en sécurité que la moyenne européenne. Il en résulte un écart entre femmes et hommes nettement marqué, parmi les cinq plus élevés parmi les pays de l’enquête.

Comme en France, les femmes déclarent dans tous les pays de l’enquête un sentiment de sécurité inférieur à celui des hommes. Il n’y a en effet aucun pays où les femmes se sentent au moins autant en sécurité que les hommes (la partie du graphique située sous la diagonale est vide). De façon surprenante, il ne semble pas y avoir de rapport avec le sentiment de sécurité d’ensemble et l’écart entre femmes et hommes. Le pays où l’on se sent le moins en sécurité dans cette enquête, la Bulgarie, est comparable en termes d’écarts femmes-hommes à un des pays les plus sûrs, la Slovénie. De même, la Norvège, pays on l’on se sent le plus en sécurité en moyenne, a un niveau d’écart comparable à celui de la France, en milieu de tableau, ou à celui de l’Italie, plutôt en bas du classement.

Figure 7: Sentiment de sécurité en Europe

Conclusion

La combinaison des indicateurs objectifs de criminalité – avec les nombreuses limites que nous avons relevées – et les indicateurs subjectifs d’insécurité positionne la France globalement dans la moyenne européenne. La France se distingue toutefois par un écart entre hommes et femmes plus marqué que la moyenne dans le sentiment d’insécurité. Le sentiment de sécurité des hommes est en effet supérieur à la moyenne européenne, tandis que celui des femmes est très proches de cette moyenne. De meilleurs revenus ou habiter hors des villes permet de se sentir plus en sécurité en France, aucun de ces deux éléments de réduit vraiment l’écart entre hommes et femmes.

Au niveau européen, aucun pays ne parvient ne serait-ce qu’à une égalité de sentiment de sécurité entre hommes et femmes. Plus encore, et au rebours de l’intuition, certains des pays les plus sûrs et les plus en pointe sur l’égalité entre hommes et femmes affichent les ratios les plus élevés.

Références

  1.  Eurostat (2015) Quality of life : Facts and views (2015 edition), Eurostat statistical books, Publications Office of the European Union, DOI: 10.2785/59737
  2. Eurostat (2015) Quality of life indicators, Online publication
  3. InterStats, Service Statistique Ministériel de la Sécurité Intérieure, Rapport d’enquête « cadre de vie et sécurité » 2017, 2017
  4. Ana Falú (2010) « Violence and discrimination in cities », Women in the City : On Violence and Rights: 15-38, Ediciones SUR
  5. Saskia Sassen (2002) « Women’s Burden: Counter-geographies of Globalization and the Feminization of Survival », Nordic Journal of International Law, 71(2): 255-274, DOI: 10.1163/157181002761931378
  6. Secrétariat d’État Chargé de l’Egalité Entre les Femmes et les Hommes (2017) Vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes – L’Essentiel, Edition 2017, Premier Ministre
  1. Enquêtes « Conditions de vie et aspirations » du CREDOC.
  2. Richard Thaler et Cass Sunstein, dans leur ouvrage Nuge, utilisent l’exemple suivant pour illustrer les erreurs que fait commettre l’heuristique de disponibilité : comme les meurtres font plus souvent l’objet d’une couverture médiatique, beaucoup de gens pensent que les meurtres sont plus fréquents que les suicides, ce qui est faux.
  3. Source Assurance-Maladie.
  4. Source Observatoire Interministériel de la Sécurité Routière.
  5. Réponse supérieure ou égale à 7.
  6. Réponse inférieure ou égale à 3.
  7. Réponses aux question : « Sur une échelle allant de 0 (pas du tout satisfait) à 10 (entièrement satisfait), indiquez votre satisfaction concernant la vie que vous menez actuellement. » (EU-SILC) et « Dans quelle mesure êtes-vous satisfait votre niveau de vie ? » (CAMME/OBE).
  8. Réponses aux questions : « Au cours des quatre dernières semaines, vous êtes-vous senti(e) heureux(se) ? » (EUSILC) et « Au cours de la journée d’hier, vous-êtes vous senti heureux ? » (CAMME/OBE).
  9. Le plus fort sentiment de sécurité en milieu rural pourrait s’expliquer par un plus faible taux de criminalité dans les zones rurales, ainsi que souligné par l’analyse d’Eurostat (Eurostat 2015). Falú (2010) suggère par ailleurs que l’urbanisme des villes européennes contribue à exacerber l’exposition différenciée des femmes et des hommes aux agressions, une analyse partagée par Sassen (2002).